Le nez aplati contre le hublot de l’appareil, je scrute l’avancée de la nuit et surtout j’essaie de distinguer quelque relief loin en dessous de la carlingue. J’ai peur d’avoir laissé le Japon derrière moi depuis un bon millier d’années, je ne sais plus, pourquoi je suis là au-dessus des ténèbres, mêlé aux ténèbres de l’empire soviétique. Des montagnes enneigées, des cours d’eau microscopiques et des étendues blanches et brillantes à l’infini. Le ronflement des réacteurs s’écoule en goutte à goutte dans ma fatigue, mes pensées ont cessé de fonctionner depuis quelques heures déjà, depuis l’aéroport de Narita, mes images du Japon se sont recroquevillées au fond de mon estomac, je ne peux pas dormir.
Cette fois il n’y a que l’obscurité derrière le hublot. Je ne vois plus rien mais je sens encore loin en dessous, juste sous mes chaussures, la présence des montagnes si froides. Et puis… j’écarquille les yeux, il me semble voir une lumière, un petit point lumineux au milieu du noir. Il y a bien une lumière… dix-mille mètres plus bas. Sans rien voir j’imagine une baraque ou deux. La loupiote révèle la neige tout autour mais rien de plus. Un fil électrique, une ampoule, un groupe électrogène… Des hommes ? Des femmes ? Des bergers peut-être ? Je n’en saurais rien mais cette lumière est restée allumée dans mon crâne. On l’appelle la veilleuse, elle veille quand tout le monde dort… Elle veille pour qu’on s’endorme… Je la regarde s’éloigner jusqu’à ce qu’elle disparaisse complètement, engloutie dans l’obscurité, je ferme les yeux et m’assoupis enfin.
Demain ma fille tu auras trois ans et depuis quelques semaines l’obscurité de la chambre t’inquiète si fort que nous jouons à retrouver des petits morceaux de lumière cachés un peu partout dans les ténèbres, derrière le rideau, le long de la fenêtre, sous la porte fermée, sur les étoiles collées au plafond, dans les yeux brillants de l’ours en peluche, et plus on fixe la nuit et plus on en trouve. Pourtant il arrive parfois que dans nos pires moments l’obscurité emplisse notre horizon avec tant de férocité qu’elle remplit jusqu’à nos yeux. Ce soir je veux t’écrire ces quelques mots. N’oublies jamais qu’aussi colossales et effrayantes qu’elles puissent être, les glaces et les ténèbres ne pourront jamais rivaliser contre la plus petite ampoule de lumière dès que tu l’allumeras.