SORTIE SENDAGAYA

sortie sendagaya 1

Face à la sortie Sendagaya du jardin Shinjukugyoen il y a ce café Doutor dans un bâtiment étroit et terne, l’enseigne et la porte d’entrée en partie cachées par les branches des ginkgos plantés sur le trottoir, les ombres et la vétusté de l’immeuble ne donnent pas envie de franchir la porte vitrée. C’est donc un endroit plutôt tranquille, à l’intérieur on ne se bouscule pas pour trouver une place et même au plus fort de l’été les arbres amènent tant d’ombre que les lumières sont allumées en permanence. Un de ces lieux qu’on ne choisit que par dépit, pour se poser coûte que coûte, quand les pieds font mal de toutes ces avenues interminables qu’on trouve ici.

Pourtant c’est bien là que je retourne à chacun de mes passages dans ce quartier. Je commande à chaque fois le même café au goût insipide avec les mêmes pâtisseries sous plastique et je monte à l’étage. A l’étage il y a la salle des enfumés et des dormeurs, souvent ce sont les mêmes. Certains sont si fatigués qu’ils dorment avec la cigarette fumante entre deux doigts. Moi je profite du silence pour écrire sur mon carnet. Aujourd’hui encore il a fait très chaud. Septembre est bouillant. Depuis que je suis arrivé à Tokyo j’ai rencontré cinq artistes, réalisé quatre interviews et je n’arrête pas de penser à cette rencontre de la semaine dernière à Ogikubo.

C’était ma première soirée dans ce pub à l’ouest de Shibuya, mon interprète me montre discrètement la jeune femme qui est assise au bar. Je tourne la tête pour observer une jeune femme occupée à faire de la broderie. « Elle ne devrait pas être là aujourd’hui, en fait elle est venue pour vous » me confie l’interprète, et mon ego qui n’y tient plus… Je me sens contraint à lui être présenté tout en pensant que la broderie est certainement à des années lumières de mes centres d’intérêts. L’interprète appelle la jeune fille qui vient s’asseoir à notre table, elle est intimidée, elle à l’air fragile. Je me sens minable.

L’interprète continue « Elle a souhaité spontanément faire une interview pour votre site web et il est vraiment rare au Japon que quelqu’un manifeste ainsi son désir ». J’ai tout de même accepté de faire l’interview, intrigué par l’attitude de la jeune femme quand elle brode, sa manière de laisser son enveloppe corporelle posée sur un tabouret de bar pendant qu’elle s’affaire dans un autre monde. Je le lui fait dire par l’interprète et ses yeux pleurent un peu.

Ça c’était la semaine passée dans le pub douillet de Ogikubo. Maintenant je suis dans ce café Doutor des ombres à regarder deux jeunes amoureux assis devant moi. La fille répond par des petits gloussements de gorge aux bêtises de son copain. Les mains passent d’une épaule à l’autre, s’aventurent un peu sur le visage. Eux-aussi fument et ça pique les yeux. Au-dessus de nos têtes les machines font ce qu’elles peuvent pour évacuer les brouillards. À ma gauche une jeune femme à peine arrivée sort son portable et plonge dans les abysses digitales, elle ne relève la tête que pour allumer une autre cigarette et elle replonge.

De l’interview réalisée avec la jeune Yumiko je retiens ce délicieux sentiment de ressemblance devant sa ténacité à suivre une route qu’elle seule peut entrevoir. Il y a aussi le décalage troublant entre son corps si frêle et l’énergie qui la traverse. Je l’ai écouté me parler de son travail de broderie et dans ses mots j’ai cru reconnaitre les paroles d’un maître de sabre. Mais plus que tout, je ne cesse de penser à son sourire immense qui a bien failli me faire tomber de ma chaise. Jusqu’à ce jour je ne connaissais que deux personnes capables de me sourire ainsi, avec abandon ou plutôt avec offrande.

Dans le café Doutor des ombres aujourd’hui une fille pose son bras sur les épaules d’un garçon. Elle le prend par le cou. Leurs têtes s’inclinent. Je suis assis derrière eux et je me demande par quel miracle on en arrive à un geste pareil.

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