Encore la banlieue et toujours la nuit, j’ai rendez-vous dans le grand hall d’une gare que des employés de bureaux traversent en se hâtant pour attraper un bus et rentrer enfin chez eux. Je suis accompagné par deux jeunes femmes venues de Tokyo et nous sommes là pour rencontrer un homme qui deviendra par la suite un ami. Mais à cet instant je ne le sais pas. Il nous attend derrière les composteurs, c’est un garçon élégant vêtu d’une chemise en soie noire et coiffé d’un chapeau haut de forme.
Présentations. L’homme parle d’une voix très basse. Les jeunes femmes se présentent et je sens qu’on parle de moi, de mes attentes, de ce que nous pouvons attendre de notre réunion et de cette soirée. Tout me parait tellement irréel, ma présence en ce lieu, cette nuit chaude et ces femmes qui m’accompagnent. Je n’assume pas. J’ai peur. Nous marchons derrière l’homme, personne ne parle. À sa suite nous traversons une avenue déserte à quelques mètres de la gare. Je dois dire quelques mots, n’importe quoi, après tout c’est pour moi qu’ils sont là tous les trois, je recompose mon personnage de journaliste. Sans réfléchir. Surtout ne pas réfléchir, ça je l’ai compris. Nous pénétrons dans un jardin serré entre deux immeubles. Une multitude de bougies guident les visiteurs vers l’entrée d’un pub. Il y a des bougies partout, les flammes s’agitent un peu dans l’air froid d’un début de printemps.
Je me laisse porter comme je le fais depuis le début de cette aventure, c’est parfois effrayant, parfois agréable. Mais le plus juste, je l’ai appris avec le temps, c’est quand ce n’est ni effrayant, ni agréable, dans ces moments-là je sais que mon axe est précis. Mais de quoi parle-t-il ? se demande le lecteur, je n’ai pas envie de trouver une formule pour l’énoncer. Ce serait mentir. D’ailleurs c’est bien cela, ni effrayant, ni agréable, l’absence de mensonge. C’est plutôt rare. On est tout le temps des menteurs.
Les fées de nos dessins animés laissent toujours sur leur passage des poussières d’étoiles qui permettent à nos corps lourds de décoller, de s’arracher à la pesanteur du monde raisonnable et de voler où bon nous semble. Et ce soir-là je vole en traversant le jardin du CAMDEN PUB de Koshigaya. Le patron nous a préparé un espace sous tente dans le jardin, avec table basse, fauteuils et coussins et encore des bougies. L’homme est chapelier. Il nous parle avec tendresse de son maître qui était une femme, maître chapelier mais également maître spirituel. Discrètement mon interprète me glisse à l’oreille qu’il s’exprime parfois dans un langage très intellectuel qui pose des problèmes de traduction. Elle me dit aussi qu’elle croit deviner en lui une grande souffrance. La nuit nous prend tous les quatre entre ses bras, en dehors de la tente il commence à faire froid mais autour de notre table je reçois toute la chaleur dont j’ai toujours rêvé.
Il se peut que ce soit de ma part une façon de penser un peu « tordue » mais je ne me suis jamais considéré comme un artiste. Je ne me sens pas plus Artisan. Si on doit vraiment me définir je dirais que je suis quelqu’un qui crée des choses. Mon Maître n’a pas créé de chapeaux pour répondre à une mode, ni même pour leur utilité. Ma façon de créer est énormément influencée par elle. Ce que je recherche avant tout, c’est me donner forme à moi-même. Donner forme aux fragments qui me composent, aux pensées ou aux sentiments de beauté du moment.
Après l’interview les deux jeunes femmes rentrent à Tokyo avec le dernier train, Kenichi et moi restons ensemble. Nous poursuivons la nuit à l’intérieur du bar, des amis avec des guitares nous rejoignent, nous chantons et nous buvons jusqu’au matin et puis nous marchons côte à côte dans des rues silencieuses, la banlieue se réveille.
L’interview réalisée avec Kenichi est à lire ici.