Je suis en train de me dire que c’est toujours lorsque je suis au japon que mes repas sont les moins japonais. Ce n’est donc pas la nourriture qui m’aura conduit vers ce pays. Je passe deux ou trois fois devant la même devanture de restaurant pour m’assurer qu’il n’y a pas trop de monde à l’intérieur, si trop de japonais, je n’y entre pas, si trop de touristes, je n’y entre pas, si le restaurant est trop vide alors peut-être que j’y entre, mais rien n’est moins certain. J’ai mes adresses, là où je suis certain d’être tranquille, là où j’ai déjà identifié et posé mes repères sur la carte du menu et sur la configuration des lieux. Je dois pouvoir entrer sans être trop remarqué, et je dois pouvoir sortir rapidement, sur une ligne droite de préférence, un restaurant qui tournicote avec des coins et des recoins c’est pas pour moi. Ainsi quand la faim me tenaille, mes itinéraires passent nécessairement par un restaurant de Ramens à Shibuya ou encore ce restaurant de Tendon à Ueno, un fast-food de burgers à Shimo-Kitazawa et depuis ce soir un Kebab Turc à Harajuku… Cela fait tout de même peu pour une ville où l’on passe son temps à manger.
J’ai traversé Shibuya avec l’arrivée de la nuit et marché jusqu’à Harajuku. Les rues se vidaient sur mes pas, le kebab était sur le point de fermer. Je voyais bien que l’homme commençait à nettoyer, je lui ai demandé si je pouvais encore manger, il a eu un hochement de tête qui m’a plu. Le sandwich fallafel était délicieux et la musique turc m’a fait du bien. J’avais besoin en urgence de m’éloigner du Japon.
J’étais sorti quelques heures auparavant d’un pavillon de thé où j’avais eu, grâce à mon amie Miki, le privilège d’assister en spectateur à une leçon de sadō (la cérémonie du thé) par une maîtresse de thé de l’enseignement Urasenke. J’avais bu un thé épais au goût fort, je me sentais flottant sur les trottoirs de Shibuya, enfin je ne pensais plus à rien.
Dans la petite pièce destinée à la pratique du thé les ombres de fin d’après-midi redessinaient les tatamis au fusain et nous avons observé la calligraphie accrochée au mur. L’encre disait quelque chose comme « rester soi-même ».
La maîtresse de thé m’a demandé si j’avais un rêve primordial. Je lui ai demandé si les pratiquants de la cérémonie du thé pouvaient grâce à cette discipline avoir une communication plus profonde avec leur enfant intérieur. Sa réponse a été en rapport avec les préceptes du bouddhisme zen : une pratique et une étude assidue peuvent conduire le pratiquant à l’état de Mu. Nous traduisons souvent Mu par rien, ou encore par vide. Laissons tomber. Mieux vaut encore garder le Mu et oublier le rien.
De cet échange généreusement silencieux je n’ai rien enregistré, le micro était pourtant prêt au fond de mon sac, il y est resté prostré. Si j’avais pris le temps d’installer et de régler le micro, sans doute que sa présence aurait altéré l’épaisseur de l’air dans la chambre de thé. À la fin de cette rencontre nous nous sommes souri simplement. Mu. Enfant intérieur.
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Merci à Miki (sur la photo) pour ce moment offert.