Je marchais derrière lui dans les montagnes et les forêts. Mon souvenir est incertain, me montrait-il les herbes et les insectes ? Je ne me souviens pas qu’il m’en donnait les noms mais la nature l’intéressait. Je rattrapai son pas avec mes jambes d’enfant et aujourd’hui encore si longtemps après, je conserve le goût de mon émotion d’alors, quand il me proposait d’aller crapahuter, comme il disait, avec lui dans les montagnes. J’étais fier de suivre mon père. J’aurais dû le lui dire ou du moins le lui faire comprendre, mais on se tait, on garde enfoui en nous, on est distrait.
Nous grimpions dans nos Pyrénées par des sentiers de muletiers. Nous redescendions les bras chargés d’iris ramassés sur les pentes du Tourmalet. En ce temps-là c’était encore permis. Et nous offrions fièrement nos fleurs à ma mère qui était restée en bas à nous attendre.
Lui et moi ne parlions guère. On ne se parlait jamais. Pas une seule conversation. Et c’est seulement aujourd’hui que je m’étonne qu’il m’ait vu grandir sans avoir eu l’envie de me parler. Quand je parle à ma fille je pense à lui. Comme un juste retour des choses. Comme une réparation. Je ne saurai jamais pourquoi il y avait tant de retenue entre nous. Mais je pense pouvoir écrire qu’il devait en souffrir, à un moment ou à un autre. Alors quand je parle avec ma fille secrètement je dis à mon père, entends, ce sont les mots qui se disent entre un père et son enfant. Ce sont les mots que je n’ai pas inventés mais que tu m’as transmis. Ce sont les mots que j’aurais tellement aimé t’entendre dire, qu’aujourd’hui ils me viennent tout naturellement comme venant de toi, de ton mutisme, ce sont les mots qui étaient précieusement à l’abri de tes silences. Tu les conservais pour ta petite fille, c’est pour cette raison que tu ne les as jamais prononcés pour moi. Et je t’en suis éternellement reconnaissant.
Parfois de son air le plus sérieux elle me dit « même quand je ne comprends pas tout, je pense que c’est quand même intéressant ce que tu me dis ».
Je suis dans le jardin du musée NEZU et j’ai envie de penser à vous. La nature hurle l’été mais que devons-nous entendre ? Des statues de pierres moussues grimacent en me voyant passer, je les comprends. J’oublie que je suis à Tokyo, il y a tant de chemins mystérieux dans ce jardin. Je ne m’attendais vraiment pas à trouver pareil lieu dans cette ville, je me demande même si ce jardin est dessiné sur les plans du quartier ou bien volontairement oublié pour en limiter l’accès. Je suis désorienté, ça m’arrive rarement, à tel point que je n’ose pas avancer trop vite sur les sentiers qui tournicotent entre ombres et clartés, j’ai soudain conscience que c’est en moi que je foule le sol, je suis venu ici pour que m’emmène ce sentier. Je contourne une cabane à thé au creux d’un vallon, ici pas d’autre promeneur, le chant assourdissant des grillons empêche l’éclosion de mes pensées. Je me verrais bien vivre ici, comme la libellule bleue qui vient de se poser devant mes yeux. Vivre dans un jardin-musée sans plus jamais apercevoir les tours de la ville, seulement le ciel au-dessus des arbres, sans plus jamais entendre le vrombissement des camions, seulement le vent dans les feuilles de bambous. La libellule est-elle pleinement satisfaite de son existence dans ce jardin ? Un jour Tokyo est devenue mon jardin. Et je l’ai parcourue de long en large à la façon dont on place ses pieds dans les allées d’un jardin minuscule, avec timidité. Ça n’a jamais cessé. Passé l’étourdissement des premiers jours les yeux levés à se tordre le cou pour ne rien rater des projections de lumières et d’images aux façades des immeubles, j’ai baissé mon regard dans celui des femmes mais aussi des hommes pour combler mon appétit de visages mais devrais-je écrire plus justement de peau, car c’est bien de cela qu’il fut question, de la peau du Japon, la goûter, la toucher, la reconnaître, m’y promener. Y trouver le chemin. Nous y voilà. Mon obsession, mon rêve essentiel, mon enfant intérieur, je t’avais localisé enfin. Tu te cachais ici. À l’envers du monde.
Le sentier descend dans une combe ensoleillée, un plan d’eau, une barque, tout est tranquille autour de moi et à l’intérieur aussi. Il me semble que très tôt j’ai été attiré par les chemins. Chemins de forêts ou de montagnes, la résonnance, le lien avec mon monde intérieur, je l’ai senti très tôt. Quand j’ai eu la possibilité de vivre dans les forêts je me suis mis à chercher des chemins moins visibles, des pistes animales, le jour et même la nuit. Ce que j’ai fini par comprendre c’est qu’un chemin cherchait à se faire reconnaitre de moi.
Le sentier grimpe en direction d’une forêt de bambous, je m’avance jusqu’à l’entrée d’un temple dont la porte est gardée par deux lions de pierre. Vont-ils me laisser passer ou dois-je rendre des comptes ? Je ferme les paupières. Tokyo a définitivement disparu.
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Le musée NEZU a été créé en 1941 à la demande de M Kaichiro NEZU (1860-1940), riche industriel et collectionneur.