LE VOYAGEUR MAGNIFIQUE (YVES SIMON)

le-voyageur-magnifique

Pourtant, seuls trois lieux éloignés dans le temps et l’espace avaient retenu son attention : le lac Turkana au Kenya, Hiroshima, Cap Kennedy, au sud de la Floride.

Au lac Turkana, les premiers hommes s’étaient redressés et Adrien voulait imaginer qu’ils s’étaient mis à lever les yeux, à regarder le ciel, à le rêver, à rêver en lui comme plongés à l’intérieur d’un casque immense de walkman qui aurait emmitouflé leur tête, pour qu’ils puissent ouïr le bruit du monde et se mettent à entendre la beauté de l’azur…

A Cap Kennedy, un jour de juillet 1969, trois Terriens de nationalité américaine embarquaient à bord du satellite Apollo 11, pour entrer dans un univers inconnu et se poser, pour la première fois, sur un objet céleste qui ne s’appelait pas la Terre.

A Hiroshima, c’est la mort qui était descendue du ciel. Cette fois, la nouvelle blessure infligée à l’humanité était atomique. Lieu zéro, temps zéro, le 6 août 1945, on apprenait que la matière était capable de libérer une énergie foudroyante quand on en fissurait le noyau. Adrien se demanda ce qui pouvait résulter d’Hiroshima… Un homme nouveau ? … Différent, puisqu’il savait désormais qu’à tout moment, il pouvait se détruire, lui avec tous les autres, et venir s’échouer comme un banc de baleines, sur une plage du bord de l’univers.

Dans ces trois lieux, quelque chose entre les hommes et le ciel s’était produit ou était en train de se produire, qui semblait être la poursuite d’une même obsession, tenace, ayant traversé intacte des siècles d’histoire. « Un désir de ciel… » Et c’est cela qui passionnait Adrien : cette poursuite d’un même rêve pendant des millions d’années.

Extrait (1)

.

On ne trouve plus Yves Simon. On ne se rappelle plus l’élégance de ses chansons. Il a disparu des rayonnages des librairies du Quartier Latin. Même en occasion, il n’y est plus. Dans les bacs de la FNAC demeurent seulement quelques tristes compilations comme savent l’être les compilations. Un étrange silence empoussière nos mémoires.

Pas ma mémoire.

D’abord les routes de France et les gauloises bleues, je me suis rêvé Kerouac entre Montélimar et la place St André des arts. Ma rencontre avec la poésie d’Yves Simon m’a rendu attentif et curieux au sens et à la musique des mots, attentif aussi aux respirations du monde. Son écriture depuis ses toutes premières chansons est porteuse d’une tendresse qui semble infinie. Tendresse particulière envers le quidam, ses héros, ses héroïnes si fragiles, si hésitants, portraits de nous qui passons dans cette vie.

La nuit, Miléna ronflait. Un ronflement charmant, mezza voce grave, une péniche qui s’éloigne au loin. Adrien lançait de petits coups de pied, elle s’interrompait, se tournait sur le côté et continuait paisiblement son sommeil. Lui, réveillé, le restait. Alors il se tournait, se retournait, s’énervait, avait envie, comme lorsqu’il vivait seul, d’allumer la lumière, de lire, d’aller aux toilettes, faire un tour à la cuisine, boire un verre de lait, mais là, il se terrait à l’extrémité du lit. Peur de la réveiller. Quand après un cycle de sommeil manqué, il se rendormait, Miléna revenue sur le dos, bouche ouverte, ronflait à nouveau. Un joli ronflement mezza voce grave, une péniche dans le lointain…

Il passa des nuits à se jurer que la nuit d’après, il dormirait sur le tapis du salon, dans un sac de couchage. Puis ses nuits redevinrent calmes, tranquilles et il ne sut si les ronflements avaient cessé ou s’il avait retrouvé son sommeil.

Est-ce que Marilyn Monroe ronflait … Ornella Mutti, Raquel Welch … Toutes ces images parfaites du désir étaient-elles des ronfleuses qu’aucun amant ou mari n’avait trahies ?

Extrait (2)

.

Et puis toujours ses histoires nous ramènent à Paris. Paris est peut-être le vrai personnage de l’histoire d’Yves Simon. Découverte des rues. Poésie de la rue parisienne. Les chansons d’Yves Simon à nul autre pareil. Je me souviens de ce garçon qui s’appelait Jean-Louis, cheveux en bataille et petites lunettes rondes sur le nez. Il nous racontait à nous les mecs du café baby-foot de la banlieue Est, comment il fallait lire les chansons d’Yves Simon. Avant lui, sans doute qu’on ne savait rien. Nous étions barbares, comme le dit si bien Jacques Brel. Et sur l’autoradio d’une 4L pourrie jouait en boucle un truc que je n’oublierai plus jamais :

 .

Il est tard ou il est tôt,

Paris c’est beau.

Des Maliens, au petit matin

Changeant sa peau.

Paris juke-box, premiers bistrots,

Paris métro,

Des hommes endormis rêvent sous les néons

D’Etoile-Nation.

.

Extrait (3)
.

Paris donc. Notre premier rendez-vous galant. Notre première exploration du monde interdit, premières sorties et premières ivresses sur cette planète qu’à raison on nous tenait cachée. Les bouquins d’Yves Simon m’allaient bien, autant que ses chansons, ils me donnaient à lire des itinéraires qui je le pressentais me conduiraient plus tard, bien plus tard, à mes rendez-vous essentiels. Jusqu’à cet ultime rendez-vous…

– Si vous voulez comprendre un peu ce qui se passe ici, il vous faut entrer dans un temple, prier, rencontrer un ingénieur en technologies comparées, aller à Hiroshima et Kyoto, sentir un tremblement de terre, un matin dans votre lit – vous verrez, c’est très agréable – et enfin savoir qu’ici, il n’y a pas que les femmes et les hommes qui soient japonais, les choses, les animaux, les rêves le sont aussi…

Ils s’interpénètrent les uns les autres pour former cette structure unique qui se nomme Japon, dont rien, à aucun moment ne peut être arraché, ni venir s’y ajouter. On ne devient pas japonais. A Tokyo, à Hiroshima, il n’y a pas de bureau de naturalisation… En revanche dans la Cité impériale, il y a un bureau des poèmes…

Extrait (4)

.

Premiers murmures de Japon, sans doute amenés par un clochard du ciel. Au début seulement une idée de Japon avec ce voyageur magnifique pour moi qui n’était pas voyageur. J’ai lu et lu encore les pages sur le Japon. L’histoire de Milena et Adrien sans doute donnait substance à mes chemins à découvrir. Curieusement, pour moi comme pour Adrien, quelque chose dans la trame de mes jours s’est accordé à la terre du Japon pour comploter à l’insu de mes affolements.

… Le ciel est bleu, c’est un jour d’hiver et il ne peut s’empêcher de penser : « Je suis à Hiroshima, je marche dans Hiroshima, je vis à Hiroshima… »

Ce nom d’Hiroshima l’obsède, tout autant que la présence de l’enfant. Il imagine que ce dernier lieu des commencements qu’il rencontre, au pays de la poignance des choses, peut être le lieu où cette trame tissée autour de lui, inextricable, va se desserrer, et le délivrer de cette guerre entre deux êtres opposés, une figure du temps, une figure d’éternité…

Il ferma les yeux, pensa qu’il était au Japon, le pays aux dix mille dieux, et que l’un d’eux finirait par appeler à lui cet éblouissant visiteur venu à sa rencontre dans un désert.

Il espérait cela, le redoutait, hésitait…

Extrait (5)

.

Inexplicablement, c’est en écrivant ces lignes, aujourd’hui seulement, que je fais la liaison, entre mon cheminement de ces dernières années, questionnement et enquête sur les processus de reconnaissance de notre enfant intérieur et la quête d’Adrien qui finalement le conduira lui aussi à la rencontre d’un enfant… Et sans doute existe-t-il une forme d’humour qui plane au-dessus de nos têtes, mélangeant les ingrédients, une pincée de tragédie, un soupçon de comédie, pour nous donner le goût de l’aventure, l’appétit du temps et par là même s’amuser de nos consciences.

.

Parfois les gens vivent ensemble comme s’ils étaient des étoiles, et les sons qu’ils émettent pour se parler arrivent retardés d’années éloignées, d’espaces … De même, on croit toujours voir le soleil, mais c’est un soleil plus jeune de sept minutes que nos yeux regardent. Le jour où il s’éteindra, nous aurons ces sept petites minutes pour croire, innocents, que la fin du monde n’aura pas lieu…

Extrait (6)

.

On ne trouve plus Yves Simon. On ne se rappelle plus l’élégance de ses chansons.

Ce matin encore je suis resté immobile, au milieu de la place Dauphine, j’essayais d’imaginer derrière quelle fenêtre je pourrais surprendre Yves Simon qui serait lui-même immobile et m’observant.

.

Extrait (3) : Paris 75

Extraits (1) (2) (4) (5) (6) : Le voyageur magnifique de Yves Simon aux Editions Grasset

le-voyageur-magnifique-couv

 

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :