La ville, qui s’est vidée des regards humains mais qui demeure habitée par la présence humaine, attend et entend. Elle ne nous dit rien, elle ne nous approuve, ni ne nous blâme ni ne nous console. Elle se contente, ce qui n’est pas peu, d’être ce silence qui appelle le sens. Elle apparaît comme le lieu ultime de nos passions, de notre salut ou de notre perte – dont, de toute façon, nous serons responsables mais qui ne pouvait advenir qu’en sa présence. (extrait)
«Elle ne met pas de terme à sa générosité. Que produit-elle ? Non point des légumes ou des céréales, mais des monuments, des personnages, des actes de tendresse ou de désespoir à son image – selon un rapport de convenance (semblable à celui de l’œuvre et de son auteur) et pas seulement de causalité. Vient un moment où nous devenons l’une de ses créations.
Elle n’est pas une image irréelle : bien au contraire, une matière riche, dense à rêver, à travailler tout de même que le marbre, le bois ou le langage inspirent certains artistes. Elle nous prend parfois de vitesse, elle se plaît à redoubler, à se recomposer à travers sa légende, son nom, un fleuve, quelques hauts lieux.
D’une ville poétique, nous nous demandons rarement pour quelles raisons elle nous charme. ou plutôt, après en avoir énuméré toutes les vertus, demeure un je ne sais-quoi inexplicable, comme un certain parfum, une musique troublante».
Départ à l’aube et promenade matinale – (extrait)
« Nous comprenons à quel point cette promenade d’un homme inoccupé, au milieu de gens que le besoin presse d’agir, peut paraître mystifiante. Il nous faut donc en préciser la signification, la défendre à l’endroit d’autres expériences qui sembleront plus authentiques, sur le plan humain ou social. Ce n’est pas que nous ayons à statuer sur sa valeur morale; encore faut-il montrer qu’elle est donnante, qu’elle est révélante de la ville.
D’abord, pensera-t-on, il s’agit d’un jeu, d’une attitude ludique. Ce promeneur qui, par ce matin-là, prétend connaître quelque chose de la ville, s’en absente, échappe à ses contraintes, la traverse comme un étranger qui ne subit pas ses lois et qui s’en fait une vision euphorisante, donc fausse. Mais les acteurs qui circulent, poussés par le travail, la saisissent-ils mieux ! Enfermés dans leurs propres trajets, ils n’en ont pas une vision panoramique. Tout au plus se sentent-ils portés par un mouvement d’ensemble. D’autre part notre promeneur n’est pas un étranger, il sait observer, d’un coup d’œil averti; il décèle les professions et les habitudes, les points de turbulence et les masses molles. Il est, en quelque sorte, mis en appétit par tant de projets et tant d’exécutions. Son regard s’est mis, lui aussi, en travail : avide de capter, de sonder, de rapporter et de coordonner les mesures, d’une curiosité qui ne se lasse pas de s’égaler aux spectacles qui lui sont offerts. Et nous apercevons ainsi de quelle façon il appartient à la ville : non point en assumant un rôle puisqu’aucun ne lui a été dévolu, mais en participant, plus que les autres, à cet appétit de faire. Il recueille et il réactive toutes les excitations qui lui parviennent et qui, sans ce témoin, se perdraient. Il se déplace pour capter le plus grand nombre d’«informations». Il découvre cette vérité première, à savoir que la ville suscite le mouvement, qu’elle met en branle, non point d’abord parce que les tâches ne manquent pas mais parce qu’elle constitue un lieu où il faut faire quelque chose.
Notre promeneur matinal dont la marche n’a, pour motif, aucun intérêt particulier, réalise mieux que les autres cet acte pur, cette ivresse d’agir. On peut parler, à cet égard, d’une création de l’œil, du regard de l’homme par la ville. A force d’être en travail et de réagir aux silhouettes, aux formes, aux spectacles, il devient regard éduqué, averti jusqu’au cynisme, jusqu’à l’effronterie, puisque tout est à voir jusqu’au déballement et l’exhibition.»
Extrait de cet incroyable livre qu’il faut (re)découvrir sans tarder : Poétique de la ville de Pierre SANSOT aux éditions PAYOT.