IZAKAYA

Comment s’appelait cette jeune femme. Ma mémoire laisse filer les contours de son visage et même le son de sa voix. C’est curieux les bribes d’informations qui nous restent. On a beau avoir vécu des heures intenses, on a beau s’être juré ô grand dieu qu’on n’oublierait jamais, il suffit de quelques années et peut-être seulement quelques semaines pour que le film de désagrège, que la pellicule s’altère.  Finalement on s’en arrange. Savoir qu’on a vécu les choses et qu’on en garde une image grossière même floue suffit à notre bonheur. À chaque fois qu’on se repassera le film la mémoire se de-pixellisera un peu plus. Son prénom m’échappe de plus en plus souvent. Je le retrouve tout de même lorsque je n’y pense plus. Il est bien rangé, il est toujours là.

Kazuyo était assise au comptoir de ce bar dès le premier jour où j’en avais franchi la porte. Dans mon souvenir c’était un soir de juin de pluie et de fatigue. J’étais venu marcher dans une partie de la ville qui m’était inconnue et j’avais hésité à entrer dans ce bar, j’étais passé devant la porte deux ou trois fois avant de trouver en moi suffisamment de courage pour aller m’asseoir au milieu des clients. Tous des habitués, ils étaient assis sur des tabourets au comptoir. La salle était grande mais personne n’utilisait ni les tables ni les chaises.

Le patron m’avait salué avec nonchalance et montré où m’asseoir. À côté d’elle justement. Parce qu’il y avait une place libre et qu’elle parlait un peu anglais. J’en étais ravi. Pendant quelques minutes je suis resté timoré. Derrière nous, dans la salle, des statues en plâtre d’Elvis Presley et de Marilyn Monroe donnaient le ton. Il y avait une lumière crue dans la salle et une Harley Davidson rutilante exposée au beau milieu, enfin il y avait une moto, j’imagine qu’il s’agissait d’une Harley mais je n’y connais rien en moto.

Au-dessus du bar un écran plat jouait chaque soir des comédies américaines en noir et blanc avec Marilyn, je n’ai jamais su si les clients en redemandaient ou bien s’ils supportaient tout simplement le romantisme du patron. J’avais pris l’habitude de finir mes journées dans ce bar, j’y restais en général jusqu’à la fermeture vers deux ou trois heures du matin. Le moment de fermeture pouvait varier selon l’humeur du patron. Ensuite, elle et moi quittions le bar ensemble, avec sa bicyclette qu’elle poussait par le guidon pour marcher à mes côtés. Je me demande bien de quoi nous parlions, ivres d’alcools en tous genres. La plupart du temps nous ne parlions pas.

Certains soirs lorsque j’arrivais au bar avant elle, le patron faisait déplacer les clients d’un cran pour qu’ils laissent un tabouret libre juste à côté du mien en attendant l’arrivée de mon infirmière car elle était infirmière. Elle me parlait de son métier, de ses journées difficiles dans une maison de retraite, de la méchanceté des vieux parfois. Je me souviens aussi qu’un soir, entre deux cocktails elle me dit qu’elle avait confié à sa mère qu’il lui arrivait de parler dans un bar avec un français,  elle ajouta que sa mère n’avait pas compris pourquoi elle parlait avec un français. Ses mots m’avaient électrisé.

Le patron du bar était l’attraction du bar. Un phénomène. Pendant sa jeunesse il s’était enrôlé dans la légion étrangère, avait bourlingué et transité par Bordeaux. Plus tard il avait aussi été acteur de théâtre Nô. Il évoquait son passé entre  théâtre et armée, improbable grand écart, les clients au comptoir connaissaient déjà toutes les anecdotes mais l’écoutaient avec ferveur et riaient aux éclats. Parfois il me prenait à témoin pour que je valide ses propos sur un point de la culture française. Enfin il était mystérieusement envoûté par la culture américaine des années cinquante.  Ce qui à mes yeux restait une énigme. Je le savais cultivé et ouvert d’esprit mais qu’il puisse succomber à un univers aussi désuet me laissait perplexe.  Il avait la carrure d’un sumo, large avec un ventre énorme, bougeait à peine et chaque déplacement lui demandait des efforts. Alors il passait les soirées assis derrière son comptoir à éponger la sueur sur son visage.

La seconde attraction du bar était la présence déroutante de deux frêles jeunes filles fardées et costumées qui se tenaient debout derrière lui. L’une habillée gothique punk avec le teint livide, cheveux violets, lèvres noires, bracelets cloutés et piercings, l’autre habillée en soubrette, porte-jarretelles blanc et mini-jupe avec petit nœud dans les cheveux, pommettes roses et grands cils. Elles souriaient comme deux enfants candides en remplissant les verres des clients et se remettaient en position à gauche et à droite du patron. Elles demeuraient ainsi toute la soirée, debout et droites, mains derrière le dos, silencieuses et souriantes. Ces deux assistantes constituaient une énigme de plus à mes yeux, elles me fascinaient, me faisaient vaguement songer à deux poupées de collection sorties de leurs boîtes le temps d’une soirée. Les hommes assis au comptoir semblaient les ignorer. Trouvaient-ils quelque charme à ces poupées inquiétantes, je n’en sais rien. Je crois plutôt que chacun passait la soirée à dialoguer avec le fond de son verre. Les heures passaient vite dans ce bar,  à l’écart du monde, à l’écart du quotidien, du boulot, de la famille et pour certains de la solitude, ce qui était mon cas.

Kazuyo me faisait goûter la cuisine du bar qu’elle commandait pour moi et nous picorions dans des coupelles que les poupées posaient sur le comptoir en sirotant des verres de shochu. Quand elle commandait un potage, elle portait méticuleusement la petite cuillère de son bol jusqu’à mes lèvres et me procurait un frisson délicieux, le même qui parcourt le corps tremblant de l’oisillon qui reçoit la becquée de sa mère. Tout cela se passait sous le regard faussement indifférent du patron et sur la musique de Certains l’aiment chaud.

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