Ouaip, je viens à peine de découvrir Raymond Carver. Il aura fallu tout ce temps. Mais en fait, c’est bien plus que du temps qu’il aura fallu. Un regard sur la couverture d’un recueil de poésie et on se dit : c’est qui ? J’ai choisi ce poème parmi beaucoup, les poèmes c’est pas comme les fraises des bois, on ne peut pas les manger les uns après les autres, cela n’aurait plus aucun goût. Il faut y revenir, souvent, et pas seulement pour le comprendre, c’est le poème qui doit vous comprendre, comprendre votre fonctionnement. Pour le dire autrement, c’est le poème qui doit avoir l’envie de revenir vous visiter. J’aime la découpe de ce poème, on sent la pénibilité de communiquer sur les choses qui sont importantes, on sent aussi la mastication, à la fois de la tourte et du re-sentiment. J’aime cet instant de conscience la cuisine de ma fille en hiver, la fille on ne la voit pas, on ne l’imagine pas physiquement mais on peut l’entendre respirer, elle n’est pas loin, n’est-ce pas ? Et puis le père, qui se fait le plus léger possible, mais qui semble étouffer de l’intérieur. Raymond Carver, il s’appelait ainsi, et il regardait l’existence avec ces yeux là.
Ma fille et la tourte aux pommes
.
Elle m’en sert une part quelques minutes
après la sortie du four. Un peu de vapeur monte
des fentes sur le dessus. Sucre et épice –
cannelle – caramélisés dans la croûte.
Mais il y a ces lunettes noires qu’elle porte
dans la cuisine à dix heures
du matin – tout baigne –
tandis qu’elle me regarde en rompre
un morceau, le porter à ma bouche,
et souffler dessus. La cuisine de ma fille,
en hiver. Je mange la tourte à la fourchette
en me disant de ne pas m’en mêler.
Elle dit qu’elle l’aime. Je ne vois pas comment
ça pourrait être pire.
.
Raymond CARVER Poésie Collection Points (traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacqueline Huet, Jean-Pierre Carasso et Emmanuel Moses. Editions de l’Olivier.