« J’ai dit que tantôt nous avancions en petit groupe, tantôt nous formions une troupe ou même une véritable armée; mais il arrivait aussi que je restasse en arrière dans quelque région, avec un seul camarade, ou même tout à fait seul, sans tente, sans chefs, sans porte-parole. Une autre difficulté du récit tient à ce que notre randonnée ne nous conduisait pas seulement à travers l’espace, mais aussi à travers le temps. Nous marchions vers l’Orient, mais nous traversions aussi le Moyen Age ou l’âge d’or, nous parcourions l’Italie ou la Suisse, mais nous campions aussi parfois au milieu du Xe siècle et logions chez les patriarches ou les fées. Durant le temps où je fus seul, je retrouvais souvent des régions et des gens de mon propre passé, je marchais en compagnie d’une ancienne fiancée sur les rives boisées du Rhin supérieur, je buvais avec des amis de jeunesse à Tubingen, à Bâle ou à Florence, ou bien j’étais un enfant et partais avec mes camarades d’école pour prendre des papillons ou épier une loutre, ou bien ma société se composait des figures préférées de mes livres, Almansor et Parsifal, Witiko ou Golmund chevauchaient à mes côtés, ou encore Sancho Pança, ou nous étions les hôtes des Barmekides. Lorsque je me retrouvais ensuite dans quelque vallée auprès de notre groupe, que j’entendais les chansons de l’Ordre et campais en face de la tente des chefs, je comprenais aussitôt que ce retour à mon enfance ou ma chevauchée avec Sancho faisaient nécessairement partie de ce voyage ; car notre but n’était pas simplement l’Orient, ou plutôt : notre Orient n’était pas seulement un pays et quelque chose de géographique, c’était la patrie et la jeunesse de l’âme, il était partout et nulle part, c’était la synthèse de tous les temps. » (Extrait)
Hermann HESSE – Le voyage en orient – Editions Calmann-Lévy.