« En éprouvant, en vivant les rapports de couleurs, de formes, l’espace, les structures, les rythmes qui sont propres à un artiste, on est introduit à une nouvelle manière de réagir, d’éprouver et de comprendre le monde ; ainsi naissent entre les hommes et le monde de nouveaux rapports, une nouvelle réalité. Cette peinture qui a l’air coupée du monde est cernée par le monde et lui doit son sens. » Pierre Soulages
De loin en loin, les chants des sirènes des convois policiers nous font dresser l’oreille. Sur le Pont au Change des touristes étonnés essaient de détecter d’où viennent les menaces pendant que d’autres prennent des poses devant la Seine. Le ciel est gris, les eaux sont boueuses. Des hommes et des femmes passent sur des trottinettes électriques, comme des moineaux affolés, ils bondissent sur les trottoirs et disparaissent aussitôt. Même l’homme statue au corps doré semble soucieux. Il a quitté son immobilité, posé son chapeau à terre et fume un mégot. Il brille de toute sa dorure sous un ciel d’apocalypse.
Je traverse mon époque et j’ai la désagréable sensation qu’elle touche à sa fin. Dans ma tête, les outrenoirs de Pierre Soulages. Quelques heures plus tôt, je marche jusqu’au Louvre pour une visite express. Et je traverse les galeries où commencent à affluer les touristes malgré l’heure matinale. Je marche avec la tête baissée, ne voulant rien voir des peintures ou des statuaires, tout cela m’encombre. Je trouve la salle. Je n’y reste qu’une quinzaine de minutes. Simplement heureux de savoir, quelque part dans ma ville, ces présences attentives et bienveillantes à notre égard. Parce qu’elles nous font face. Ténébreuses. Muettes. Au milieu d’un art académique, reconnu, consacré.
La plupart des visiteurs sont surpris lorsqu’ils traversent cet espace. Tout cela ne ressemble pas à la renaissance italienne espérée. Les visages sont troublés, puis rieurs, puis indifférents. Deux dames plutôt âgées, deux grand-mères, discutent devant un monolithe : tu peux voir les peintures de ses débuts, à l’entrée de la salle, maintenant il retourne la peinture avec une grosse cuillère, mais les débuts c’était pas mal !
Planté devant la toile, je ne cherche rien, n’en attend rien. La peinture noire et épaisse murmure, notre impossibilité à communiquer. Mais ça n’est pas grave. C’est même une chance.
À l’angle du pont St Michel, toujours la même femme, assise par terre. Un lapin blanc avec un nœud papillon rouge autour du cou, s’endort entre ses jambes, ou se réveille quand un touriste jette une pièce dans le gobelet. Le lapin aussi a la même impossibilité à communiquer. Je continue ma route jusqu’au Rive gauche où je m’attable en terrasse, je suis seul, les sirènes n’ont pas cessé, Paris se vide, se bouscule ou se cogne. Il va pleuvoir.
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photo, peinture de Pierre Soulages (détail)