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A un moment, Hogan s’arrêta dans sa marche. Il s’immobilisa sur le trottoir, dans la rue illuminée. Le soleil était très haut dans le ciel, brûlant avec violence. Hogan regarda par terre, et il se plongea dans son ombre dense. Il entra dans le puits ainsi ouvert, comme s’il fermait les yeux, comme si la nuit tombait. Il descendit dans la tâche noire, s’imprégna de sa forme et de sa puissance. Il chercha au ras du sol à boire cette ombre, à se gonfler de cette vie étrangère. Mais elle s’échappait toujours, sans bouger, repoussant son regard, reculant les limites de son domaine. Avec application, tandis que les gouttes coulaient sur sa nuque, sur son dos, ses reins, ses jambes, Hogan essaya de fuir la lumière. Il fallait aller plus bas, encore plus bas. Il fallait éteindre sans cesse de nouvelles lampes, briser de nouveaux miroirs. Les voitures en passant jetaient des étoiles, des étincelles avec leurs carrosseries surchauffées. Il fallait crever ces étoiles les unes après les autres. La lumière qui tombait du ciel s’éparpillait en millions de gouttelettes de mercure. Il fallait balayer cette poussière au fur et à mesure, et il y en avait toujours davantage. Les silhouettes des femmes et des hommes, lourds colliers, pendentifs d’or, boucles de verroterie, lustres de cristal, glissaient autour de lui. Hogan avait à briser ces pacotilles, de toutes ses forces, à chaque seconde. (extrait)
Je veux fuir dans le temps, dans l’espace. Je veux fuir au fond de ma conscience, fuir dans la pensée, dans les mots. Je veux tracer ma route, puis la détruire, ainsi, sans repos. Je veux rompre ce que j’ai créé, pour créer d’autres choses, pour les rompre encore. C’est ce mouvement qui est le vrai mouvement de ma vie : créer, et rompre. Je veux imaginer, pour aussitôt effacer l’image. Je veux, pour éparpiller mieux mon désir, aux quatre vents. Quand je suis un, je suis tous. J’ai l’ordre aussi, le contre-ordre, de rompre ma rupture, dès qu’elle est advenue. Il n’y a pas de vérité possible, mais pas de doute non plus. Tout ce qui est ouvert, soudain se referme, et cet arrêt est source de milliers de résurrections. Révolution sans profit, anarchie sans satisfaction, malheur sans bonheur promis. Je veux glisser sur les rails des autres, je veux être mouvement, mouvement qui va, qui n’avance pas, qui ne fait qu’énumérer les bornes.
Une frontière s’ouvre, c’est une nouvelle frontière qui apparaît. Un mot prononcé, c’est un autre mot. Je dis femme, c’est-à-dire statue, c’est-à-dire pieuvre, c’est-à-dire roue. Je dis Transvaal, c’est-à-dire Jupiter. Yin, c’est-à-dire Yang. Je ne dis rien. Je dis cela, ceci, cela. Je veux m’élancer. Qui a étendu ces champs ? Qui a levé ces montagnes ? Qui a plaqué cette mer ? Surfaces toujours pleines, surfaces goûtées, puis délaissées, surfaces sans épuisement.
Le mouvement m’a pris un jour, et son ivresse n’est pas près de finir. Mon moteur me tire en avant, et c’est pour toujours de nouveaux kilomètres. Ma voix m’a étendu sur ma route sensée, et c’est pour toujours de nouveaux langages. J’enfonce les portes. Je brise les fenêtres. Je repousse les murs, comme quelqu’un qui meurt dans son lit. Et je ne peux jamais rien oublier. (extrait)
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Il glissa, attaché au corps de la mulâtresse, entraîné par le mouvement rythmé de ses jambes, par son déhanchement, par l’oscillation souple de sa nuque. Elle avait la bouche fermée, elle respirait silencieusement par les narines, et de temps en temps, elle portait la cigarette à ses lèvres pour avaler de la fumée. Les reflets des glaces coulaient sur sa peau noire, sur ses cheveux épais, rebondissaient sur l’acier de sa cotte de mailles. Devant elle, et devant lui, la foule s’ouvrait, les voix cessaient de parler. C’était comme de marcher à côté d’une machine, dans la violence du mouvement régulier, tandis que le moteur tourne sans bruit, que la calandre brise de son museau chromé les résistances obscures de l’air. Une machine faite femme, aux rouages inconnus, au corps dangereux, au rythme invincible. Elle progressait le long de la rue, dans la nuit, sans gestes inutiles, sans dévier de sa route. A un moment, la mulâtresse s’immobilisa à un carrefour; elle attendit là, un instant, sans bouger la tête. Puis elle redémarra, entraînant J.H. avec elle. La marche pouvait durer des heures, des jours. Le corps de la femme pouvait avancer à travers des kilomètres de ville, franchissant les routes de ciment, passant des ponts, des tunnels, des frontières de fil de fer barbelé. Puis continuer sous le soleil, et la robe de métal brillerait de milliers d’éclats comme un avion. Sous la pluie, et l’eau ruissellerait sur les joues cuivrées, sur les cheveux de matière plastique. Le corps pouvait franchir des océans, dans le genre d’un sous-marin, ou bien des espaces pleins de nuages, dans le genre d’une fusée de nickel. Il serait froid dans le gel, il brûlerait dans les déserts. Jamais rien ne pourrait écorcher cette peau lisse, percer cette carapace de fer. La femme serait toujours victorieuse, marchant dans les rues, la nuit, balançant ses longs bras nus, portant haut sa tête brune, fixant sans ciller avec ses yeux éclatants. J.H. marcha longtemps à côté d’elle, sans la regarder. Puis il glissa en elle, il se fondit dans son corps, habitant la machine au fuselage de métal, avançant ses jambes dans les siennes, respirant avec ses poumons, regardant la foule avec deux yeux en forme de phare. (extrait)
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L’exotisme est un vice, parce que c’est une manière d’oublier le but véritable de toute recherche, la conscience. C’est une invention de l’homme blanc, liée à sa conception mercantile de la culture. Ce désir de possession est stérile. Il n’y a pas de compromis : celui qui cherche à s’approprier l’âme d’une nation en arrachant des bribes, en collectionnant des sensations ou des idées, celui-là ne peut connaître le monde ; ne peut se connaître lui-même. La réalité est à un autre prix. Elle demande l’humilité.
C’est d’une autre façon qu’il faut aimer ce pays. Il faut l’aimer, non parce qu’il est différent, ou lointain (lointain de quoi ?), mais parce que c’est un pays qui ne se laisse pas prendre facilement ; parce que c’est un pays qui se défend contre l’intrusion, parce qu’il a une vérité intérieure que je ne connaîtrai sans doute jamais. Parce qu’il est, comme mon pays, un lieu de ce monde, un instant de ce temps irréductibles aux théories et aux schémas. Il n’est fait d’aucun artifice. Tout ce qui s’y trouve lui appartient. Comment ne pas parler librement d’un pays libre ? Comment ne pas être ému par tant de contradictions naturelles, de sérénité et de violence, de saleté et de beauté ? Ces contradictions sont réelles. La terre n’est pas fabuleuse, ni paradisiaque. Elle n’est donc pas l’enfer. (extrait)
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Il existe chez les animaux quelque chose qu’on appelle le réflexe de fuite. Il s’agit de maintenir en permanence entre le monde et soi la distance nécessaire pour pouvoir s’échapper. Si vous approchez, vous rompez cette protection. L’animal est menacé. Il devra reculer un peu, pour rétablir l’indispensable distance. De même pour le sommeil. Le sommeil annule la distance. Celui qui dort est tout près, n’importe qui peut le toucher. C’est pourquoi les animaux ne dorment jamais.
Mais l’homme ? Il n’a pas de jambes pour courir. Il n’a pas d’ailes pour s’envoler. Il n’a pas d’oreilles pour entendre venir les bruits, il n’a pas de nez pour les odeurs. Quand il dort, il est étendu sur le dos, il donne son ventre mou aux coups. Mettez-le dans une forêt, avec quelque tigre affamé. Il ne verra même pas surgir la griffe qui l’ouvrira en deux, bien facilement.
Les mouches sont mille fois plus rapides que l’homme. Si les mouches mettaient la même application à penser qu’elles mettent à éviter la main de l’homme, elles réinventeraient toutes les sciences de Pythagore à Einstein en quelques minutes.
Les papillons se posent sur les fleurs, et les voilà fleurs. L’homme, lui, ne sait rien imiter, pas même les autres hommes. Est-ce qu’il aurait eu l’idée d’être tigré dans les bambous, ocellé dans les feuillages ? Est-ce qu’il aurait été capable d’être gris dans le sable, blanc sur la neige, noir dans la nuit ? Est-ce qu’il aurait seulement pensé à porter sur son dos quelque face de hibou, aux yeux peints, pour effrayer ses ennemis ?
Je fuis, mais ma course est à découvert. Elle ne va pas jusqu’au bout, elle n’atteindra jamais le but. Quand le danger vient, se lève, il est déjà trop tard. Je l’ai connu, je l’ai vécu. Quand il faudrait être à des milliers de kilomètres, je suis encore là, je n’ai même pas bougé un bras.
Lenteur, lenteur de la fuite de l’homme ! Mouches, moustiques, apprenez-moi à me ramasser sur moi-même, à bondir d’un seul coup, avant même que le vent ne soit arrivé. Lièvres, enseignez-moi à bouger les oreilles ! Et vous, léopards, jaguars, Couguars, montrez-moi comme vous marchez en silence, appuyant une patte après l’autre, sans même froisser une brindille ! (extrait)
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Extraits du Livre des fuites de J.M.G. LE CLÉZIO aux Editions Gallimard – Collection L’imaginaire Gallimard.