« Le corps est le support, l’assise même de la danse, avant même que celle-ci n’ait lieu, à proprement parler. Son émergence commence par son passage dans le ventre maternel. Telle une réminiscence de l’apparition de la vie dans les eaux de l’océan, il y a trois milliards d’années, la matrice est remplie de ces eaux primitives. La vie naît de la mer, aux temps archaïques comme au temps fœtal.
Un mois après la conception, en une semaine à peine, le corps évolue du poisson au batracien, puis du reptile au mammifère. En l’espace d’une semaine à peine, il aura rejoué la scène pathétique, qui dura en fait plusieurs dizaines de millions d’années durant la seconde moitié de l’ère paléozoïque, du débarquement des vertébrés sur les rives, battues par les vagues de l’océan, du continent. Dans sa formation, l’individu répète l’évolution de toute l’espèce ; il est la mémoire de la vie primitive et son devenir au cours de l’histoire de la Terre elle-même.
Je suis là, en tant qu’individu, parce que j’ai des parents, qui ont eux-aussi des parents, et, de proche en proche, j’arrive à cette idée que je suis né après avoir refait, dans le ventre de ma mère, une aventure de plusieurs centaines de millions d’années.
A l’intérieur de la matrice, l’enfant ne connaît pas le contact avec le sol, avec la Terre. C’est avec la naissance qu’il va en faire l’expérience, chaque fois qu’on le couche, qu’on le pose, et pendant longtemps il demeurera dans cette position couchée. Devenu adulte, l’homme continue à connaître cette position : une fois au moins par jour, il se couche. Et jour après jour, quand on passe ici du jour à la nuit et là de la nuit au jour, dans un mouvement qui passe d’est en ouest, tous les êtres humains de la planète se couchent, les uns après les autres, instant après instant, tels des dominos qui basculent les uns sur les autres, et inversement, d’ouest en est, ils se relèvent les uns à la suite des autres, d’instant en instant, répétant ainsi, et cela depuis qu’ils sont nés, ce geste d’une renaissance. Se coucher, autrement dit livrer une des deux faces du corps, côté face ou côté dos, à une autre face, une autre surface, serait cet état où le centre de gravité atteint son point de stabilité maximum ; c’est aussi l’état de relaxation le plus fondamental, car le corps s’abandonne alors totalement à la pesanteur. Il suffit alors, dans cet état, de mouvoir, fût-ce très légèrement, une partie du corps, un pied, un bras ou la tête, de créer ainsi une tension, pour comprendre, au moment où on la relâche, combien le corps est soumis à la gravité, combien chacune de ses parties a un poids.
On a souvent l’habitude de croire que les os et les muscles sont choses solides. Mais allongez-vous et imprimez à votre corps un faible mouvement d’oscillation et vous allez sentir vos os en train de flotter dans une sorte de sac ; vous percevrez que l’information venue de l’extérieur qu’est l’oscillation est reçue et répercutée délicatement par un mouvement ondulatoire ; bref vous prendrez la mesure de ce que le corps est mou et souple.
L’enfant qui longtemps est resté en position couchée trouve un jour la position assise. C’est un état nouveau, avec le haut du corps en tension, le postérieur, le bas du corps reposant sur le sol, décontractés. Puis il commence à se déplacer, à l’aide de ses bras, de ses genoux. Quatre zones touchent le sol, le torse est soutenu par quatre piliers. Ce torse est attiré par la terre, attaché à ses piliers comme une sorte de pont suspendu, mais le mouvement est celui de l’animal. Si le dos d’un animal en mouvement est si riche en expression, c’est qu’il est libre, autrement dit affranchi de toutes tensions. Dans cette position également vous observerez ce mouvement ondulatoire avec lequel une légère impulsion extérieure se transmet délicatement vers l’intérieur du corps.
Une année environ après la naissance, l’enfant est déjà capable de s’emparer d’objets, et surtout il se dresse sur ses jambes. Le contact avec le sol passe de quatre à deux points. Il tâtonne à l’intérieur de son corps, en quête de cet axe central qui lui assurera la position debout la plus confortable. Il cherche cette ligne qui forme une perpendiculaire avec le plan horizontal du sol.
Pour nous, adultes, cette ligne est d’une telle évidence que nous l’avons oubliée. Joignons les deux pieds sur le sol, et faisons tournoyer le haut du corps de façon à décrire un cône renversé sur sa pointe ; réduisons ensuite l’amplitude du mouvement, du plus large cercle au plus petit, jusqu’à lentement s’immobilier. Se découvre alors la station debout la plus aisée. Car la plante des pieds, qui l’instant d’avant suivait le mouvement de rotation du haut du corps et décrivait elle aussi des cercles sur le sol, touche alors celui-ci sur sa plus grande surface et selon une répartition homogène. Cette lente progression vers la station verticale nous permet de mieux percevoir que l’axe central de notre corps se prolonge en droite ligne vers le centre de la Terre.
« Danse ! Danse ! » disent les parents à l’enfant qui marche, et ils frappent dans les mains pour lui donner un rythme. Ainsi l’enfant découvre-t-il la danse. A bien y regarder, avant même de se soulever vers le haut, de se tendre, le corps de l’enfant passe par un premier état d’affaissement. Ses articulations ne sont pas encore suffisamment robustes. Les articulations des jambes se relâchent d’abord légèrement avant de se déplier, de se développer et c’est dans cette alternance que l’enfant crée un rythme. C’est là une manière pour le corps d’assumer très naturellement ce mouvement spontané de l’affaissement. C’est au bout de ce processus que l’enfant en arrive à tenir en équilibre sur une jambe, à construire un rythme en déplaçant son centre de gravité d’une jambe à l’autre. Il n’est donc pas impossible de dire que danser commence avec cette capacité du corps de tenir sur une seule jambe.
Cependant je veux penser que la danse commence au-delà, dans le processus qui précède la naissance, et même plus avant, dans la répétition d’une évolution qui prit des centaines de millions d’années. Se lever, se tenir debout, bouger : aucun mouvement ne se fait sans impliquer la gravité, sans engager un échange avec elle. A plus forte raison en va-t-il ainsi de la danse, qui est donc dialogue avec la gravité. » (Extrait)
Ushio AMAGATSU – Dialogue avec la gravité – Collection « le souffle de l’esprit » Editions ACTES SUD
Photo © Peebee (Sachiko Ishikawa et Thierry Castel lors d’une répétition de 05/2019 pour leur création Nuage Nuage).