Ce soir j’ai exhumé un petit chef d’œuvre des rayons de ma bibliothèque. Le livre m’a attiré l’œil. Je l’ai reconnu. Et c’est avec un plaisir immense que j’ai retrouvé cet ami un peu oublié depuis une vingtaine d’années (déjà). Je l’avais acheté au début des années 90 dans ce merveilleux restaurant/librairie qui s’appelait Le bol en bois rue Pascal à Paris, aux pieds de la rue Mouffetard. Ceux qui comme moi ont connu Le bol en bois ne l’oublieront jamais. Ce lieu était pour beaucoup plus qu’un simple restaurant, une île au milieu du monde. Il y avait aussi sur le trottoir d’en face l’épicerie du bol en bois. Nous y venions pour acheter des céréales et des légumes biologiques, nous y venions pour dîner de soupe miso, d’algues et de céréales complètes, le tout arrosé de thé vert sencha ou kukicha, l’ambiance y était douce, feutrée, presque solennelle lorsque les serveurs nous apportaient les bols que nous avions commandés. Mais c’est une époque révolue.
Les restaurants macrobiotiques de Paris ont presque tous disparu. Le bol en bois était au-dessus de la mêlée. Ses cuisiniers étaient des maîtres, des initiateurs. Il m’est arrivé d’y suivre des leçons pour apprendre à cuisiner le riz. A cette époque je pratiquais assidument la cuisine/médecine macrobiotique. Tout cela était en accord avec ma pratique martiale, ainsi le japon s’est d’abord invité dans ma vie avec la philosophie du zen, ensuite avec la cuisine macrobiotique telle que l’enseignaient Nyoiti Sakurazawa et Michio Kushi. Je voulais tout comprendre, tout savoir, tout goûter. La grande révélation dans tout cela fût, comme dans le cadre de ma pratique martiale, l’importance de la base en toute chose. La base de l’alimentation, la base du mouvement. J’ai donc passé toutes ces années à méditer sur la base. Abandonnant ainsi l’envie d’en savoir plus, l’envie d’ajouter de la connaissance à la connaissance. La base contient toute chose, elle est amplement suffisante et nourrissante, nous n’avons besoin de rien de plus. C’est simple.
Aujourd’hui, en feuilletant les pages de mon livre retrouvé, je souhaite vraiment faire un don à ceux qui me lisent. Il me semble que c’est important. En tout cas l’époque n’aura jamais été plus propice à cette lecture … Je vous présente donc, si vous ne le connaissez pas déjà, un livre vivifiant. Je veux dire qui insuffle la vie. Que vous soyez au fait des pratiques du monde agricole ou pas du tout, les paroles de Masanobu Fukuoka 福岡 正信 vous seront intelligibles.
La révolution d’un seul brin de paille (Shizen noho wara ippon no kakumei) a été écrit en 1975 et publié au Japon. Il a transité par les Etats-Unis en 1978 avant d’arriver en France en 1983. C’est une merveille que l’on aime avoir entre les mains. Une rareté littéraire, humaniste, un cadeau.
Regardez ce grain
Je crois qu’une révolution peut commencer depuis ce seul brin de paille. Au premier coup d’oeil, cette paille de riz paraît légère et insignifiante. On aura du mal à croire qu’elle puisse allumer une révolution. Mais j’en suis venu à réaliser le poids et le pouvoir de cette paille. Pour moi, cette révolution est bien réelle.
Regardez ces champs d’orge et de seigle. Ce grain mûrissant donnera environ 59 quintaux à l’hectare. Je crois que cela vaut les meilleurs rendements de la Préfecture d’Ehime. Et si cela égale les plus hauts rendements de la Préfecture d’Ehime, cela peut facilement égaler les meilleures moissons de tout le pays puisqu’Ehime est l’une des premières régions agricoles du Japon. Et de plus, ces champs n’ont pas été labourés depuis vingt cinq ans.
Pour planter, je sème tout simplement à la volée, en automne, le seigle et l’orge dans des champs différents tandis que le riz est encore sur pied. Quelques semaines plus tard je moissonne le riz et je répands la paille de riz sur les champs.
C’est la même chose pour les semailles du riz. Nos céréales d’hiver seront coupées vers le 20 mai. Je sème le riz à la volée environ deux semaines avant sur le seigle et l’orge. Après la moisson, je répands la paille de seigle et d’orge sur le champ.
Je suppose qu’utiliser la même méthode pour semer le riz et les céréales d’hiver n’appartient qu’à ce genre d’agriculture. Mais il y a une voie plus facile. Pendant que nous traversons le champ suivant je fais remarquer que là le riz a été semé l’automne dernier en même temps que la céréale d’hiver. Dans ce champ toutes les semailles de l’année étaient terminées pour le jour de l’an.
Vous pouvez aussi remarquer que le trèfle blanc et les mauvaises herbes poussent dans ces champs. Le trèfle a été semé parmi les pieds de riz début octobre, un peu avant le seigle et l’orge. Je ne me soucie pas de semer les mauvaises herbes, elles se resèment toutes seules plutôt facilement.
Ainsi l’ordre des semailles dans ce champ est le suivant : début octobre le trèfle est jeté à la volée parmi le riz, suit la céréale d’hiver au milieu du mois.
Début novembre le riz est moissonné, puis le riz de l’année suivante est semé, et la paille est étendue sur le champ. Le seigle et l’orge que vous voyez devant vous sont venus de cette manière.
C’est l’affaire de quelques jours pour une ou deux personnes de s’occuper de la culture du riz et de la céréale d’hiver sur un champ d’un are. Il semble impossible de trouver une manière plus simple de cultiver les céréales.
Cette méthode contredit absolument les techniques de l’agriculture moderne. Elle jette par la fenêtre la connaissance scientifique et le savoir-faire paysan traditionnel. Avec ce genre d’agriculture qui n’emploie ni machine, ni préparation, ni fertilisant chimique, il est possible d’atteindre une récolte égale ou supérieure à celle de la ferme japonaise moyenne. La preuve est juste en train de mûrir sous vos yeux.
Vers une agriculture du non-agir
Pendant trente ans j’ai vécu uniquement dans ma ferme. J’ai eu peu de contact avec les gens en dehors de ma propre communauté. Pendant ces années j’ai mis le cap en ligne droite sur une méthode d’agriculture du « non-agir ».
La voie habituelle pour développer une méthode est de se demander « Et si on essayait ceci ? » ou « Et si on essayait cela ? » introduisant une variété de techniques les unes après les autres. C’est l’agriculture moderne et son seul résultat est de rendre l’agriculteur plus occupé.
Ma voie fut l’opposée. J’aspirais à une manière de cultiver qui fasse plaisir, naturelle, qui aboutisse à rendre le travail plus aisé et non plus dur. « Et si on ne faisait pas ceci ? Et si on ne faisait pas cela ? » – telle était ma manière de penser. Finalement j’arrivai à la conclusion qu’il n’était pas nécessaire de faire du compost, pas nécessaire d’utiliser de l’insecticide. Quand vous en arrivez jusqu’à ce point, il y a peu de pratiques agricoles qui sont vraiment nécessaires.
La raison pour laquelle les techniques perfectionnées semblent nécessaires est que l’équilibre naturel a été tellement bouleversé par ces mêmes techniques que la terre en est devenue dépendante.
Cette ligne de raisonnement ne s’applique pas seulement à l’agriculture, mais aussi bien à d’autres aspects de la société humaine. Médecins et médicaments deviennent nécessaires quand les gens créent un environnement malsain. L’éducation institutionnelle n’a pas de valeur intrinsèque mais elle devient nécessaire quand l’humanité crée une situation dans laquelle on doit devenir « instruit » pour y faire son chemin.
Avant la fin de la guerre, lorsque je montai au verger pour mettre en pratique ce qu’alors je pensais être l’agriculture sauvage, je ne fis aucune taille et laissai le verger à lui-même. Les branches s’emmêlèrent, les arbres furent attaqués par des insectes, et presqu’un hectare de mandariniers s’atrophia et mourut. Depuis ce temps et encore maintenant, la question « Quel est le modèle naturel ? » n’a cessé d’occuper mon esprit. Au cours de mon cheminement pour arriver à une réponse, j’anéantis encore 400 arbres. Finalement je sentis que je pouvais dire avec certitude : « Ceci est le modèle naturel ».
Dans la mesure où les arbres s’éloignent de leur forme naturelle la taille et la destruction des insectes deviennent nécessaires ; dans la mesure où la société humaine se détache d’une vie proche de la nature, l’éducation devient nécessaire. Dans la nature, une éducation en règle n’a pas de fonction.
En élevant les enfants, beaucoup de parents font la même faute que moi au début, dans le verger. Par exemple apprendre la musique aux enfants est aussi inutile qu’élaguer les arbres du verger. L’oreille d’un enfant reçoit la musique. Le murmure d’un ruisseau, le son des grenouilles croassant près de la rivière, le froissement des feuilles dans la forêt, tous ces sons de la nature sont musique – vraie musique. Mais quand divers bruits perturbateurs pénètrent dans l’oreille et la brouillent, la connaissance de la musique directe et pure de l’enfant dégénère. Si on le laisse continuer dans cette voie, l’enfant sera incapable d’entendre l’appel d’un oiseau ou le son du vent comme chants. C’est pourquoi l’éducation musicale est considérée comme étant bénéfique au développement de l’enfant.
Il se peut que l’enfant élevé avec une oreille pure et claire ne soit pas capable de jouer des airs populaires au violon ou au piano, mais je ne pense pas que ceci ait rien à voir avec la capacité d’entendre la vraie musique ou de chanter. C’est quand le cœur est empli de chant qu’on peut dire que l’enfant est musicalement doué.
Chacun ou presque, pense que la « nature » est une bonne chose, mais peu sont capables de saisir la différence entre naturel et non naturel.
Si un seul bourgeon nouveau est enlevé à un arbre fruitier avec une paire de ciseaux, cela peut causer un désordre que l’on ne pourra réparer. Quand elles poussent selon la forme naturelle, les branches s’étalent alternativement depuis le tronc et les feuilles reçoivent uniformément la lumière du soleil. Si cet ordre naturel est brisé les branches entrent en conflit, se disposent l’une au-dessus de l’autre, s’emmêlent, et les feuilles dépérissent aux endroits où le soleil ne peut pénétrer. les dommages causés par les insectes se développent. De nouvelles branches se dessèchent si l’arbre n’est pas taillé l’année suivante.
Les êtres humains font quelque chose de mal avec leurs tripatouillages, laissent non réparés les dommages, et quand les résultats défavorables s’accumulent, ils travaillent de toutes leurs forces à les réparer. Quand les actions rectificatives paraissent réussies, ils en viennent à prendre ces mesures pour de splendides réalisations. Les gens refont cela et le refont encore. C’est comme si un fou allait casser les tuiles de son toit en y marchant lourdement. Puis quand il commence à pleuvoir et que le plafond commence à pourrir, il monte à la hâte réparer le dommage, se réjouissant à la fin d’avoir trouvé la solution miracle.
C’est la même chose avec le savant. Il se plonge dans les livres nuit et jour, fatigant ses yeux et devenant myope, et si vous demandez sur quoi, diable, il a bien pu travailler pendant tout ce temps – c’est pour devenir l’inventeur des lunettes de correction de la myopie.
Je suis né pour aller au jardin d’enfants (extrait)
Parmi les dizaines de milliers de textes de l’écriture, celui envers lequel on doit être le plus reconnaissant est le Soûtra du Coeur. Selon ce soûtra : « Le Seigneur Bouddha déclara : la forme est vide, le vide est forme. La matière et l’esprit sont un, mais tout est vide. L’homme n’est pas en vie, il n’est pas mort, il n’est pas né, ne meurt pas, ne vieillit pas et ne tombe pas malade, il ne progresse ni ne régresse. »
L’autre jour pendant que nous moissonnions le riz, je dis aux jeunes qui se reposaient appuyés contre un gros tas de paille, « j’étais en train de penser que lorsqu’on sème le riz au printemps, la graine donne des pousses vivantes et maintenant que nous moissonnons, on dirait qu’elle est morte. Le fait que ce rite se répète chaque année signifie que la vie continue dans ce champ et que la mort annuelle est elle-même naissance annuelle. On pourrait dire que le riz que nous coupons maintenant vit continûment ».
Les êtres humains voient généralement la vie et la mort dans une perspective plutôt courte. Quel sens peut avoir la naissance du printemps et la mort de l’automne pour cette herbe ? Les gens pensent que la vie est joie et la mort tristesse, mais le grain de riz qui séjourne dans la terre et sort ses pousses au printemps, garde dans son centre tout petit la joie comble de la vie même quand ses feuilles et ses tiges se fanent en automne. La joie de vivre ne s’en va pas dans la mort. La mort n’est rien de plus qu’un passage momentané. Ne peut-on pas dire que ce riz, parce qu’il possède la joie débordante de la vie ne connaît pas la tristesse de la mort ?
Ce qui arrive au riz et à l’orge se passe continûment dans le corps humain. Jour après jour les cheveux et les ongles poussent, des dizaines de milliers de cellules meurent, des dizaines de milliers de cellules supplémentaires naissent ; le sang du corps aujourd’hui n’est pas le même qu’il y a un mois. Vous pensez que vos propres caractéristiques seront transmises à vos enfants et à vos petits enfants, vous pouvez dire que vous mourez et que vous renaissez chaque jour, et que vous vivrez encore pendant de nombreuses années après la mort.
Si l’on peut faire l’expérience de la participation à ce cycle, le sentir chaque jour, rien d’autre n’est nécessaire. Mais la plupart des gens sont incapables de jouir de la vie comme elle passe et change de jour en jour. Ils s’accrochent à la vie telle qu’ils en ont déjà l’expérience, et cet attachement reposant sur l’habitude porte avec lui la peur de la mort. En ne faisant attention qu’au passé, qui est déjà passé, ou au futur, qui doit encore venir, ils oublient qu’ils sont en train de vivre sur la Terre ici et maintenant. Se débattant dans la confusion, ils regardent leur vie passer comme dans un rêve.
La révolution d’un seul brin de paille – de Masanobu Fukuoka – aux Editions GUY TRÉDANIEL.