Bon, voilà un peu plus de deux mois que nous marchons gentiment dans les rues. Souvent les mêmes rues, entre Montparnasse et le Sacré-Cœur, entre Duroc et le Conseil d’Etat, entre Port-Royal et Colonel Fabien, entre la BNF et la Place Clichy … Les centres aérés du samedi nous donnent bonne mine, on se fait des amis, on chante des chansons, on visite les quartiers, on respire le bon air parisien au parfum des gaz de la répression, on repère les petits restaurants dans lesquels on retournera quand on ne sera plus en guerre. Je salive d’avance en criant mes slogans devant les menus étalés aux terrasses.
Incroyable été 2021. Lumineux au-delà de toute espérance. Incroyable flux de vie qui s’est mis à couler dans mon sang. Incroyable rebondissement dans les destinées individuelles. Je suis devenu complotiste moi qui n’était que sage dépourvu de toute sagesse. Méditant endormi sur mon zafu bien à l’abri de mes philosophies et surtout à force d’espérer le mythique silence intérieur je me suis rendu compte que je devenais sourd.
Zazen encore mais cette fois debout et face aux boucliers. Simplement être là. Paisible ou révolté, peu importe car nous oscillerons à jamais entre ces deux pôles. Osciller à la face de l’éternité. C’est dans les cortèges, au milieu des autres que j’ai pris conscience qu’il est tout simplement délicieux d’être balancé (pour ne pas dire bercé) dans ce mouvement qu’on appelle la vie.
Et autre chose encore. Je peux bien me dire que si je n’y suis pas cela ne fera pas une bien grande différence, mais en fait j’ai fini par comprendre que je me trompais en pensant de cette façon. Si je ne suis pas dans le cortège il y a un vide qui se crée exactement à la place que j’aurais pu occuper. Et tous ceux qui ne viennent pas dans la manif se disant à quoi bon laissent ainsi le vide de leur absence défiler pour eux. Ils font des trous dans cet élan qui se met en marche. Pour le dire autrement quand nous ne sommes pas là, nous ne pouvons pas être remplacé, nous sommes irremplaçables. Nous connaissons tous cette expression narquoise « des gens irremplaçables il y en a plein les cimetières », mais oui moi je l’ai toujours pensé.
Le cortège des manifestants me fait de plus en plus penser à une armée en déroute. Est-ce la répétition des semaines ? Ce n’est pas une armée qui avance fringante vers la bataille, mais plutôt une troupe harassée qui s’égare. Dans la troupe, y’a pas de jambe de bois, y’a des nouilles mais ça ne se voit pas … Une drôle d’armée en vérité dont je retrouve avec amusement et tendresse les différentes personnalités, les caractères forts, qui chaque samedi la recomposent. Çà et là fleurissent des gilets jaunes plus ou moins customisés, des étendards tricolores, colombe de la paix, anarchie, croix de Lorraine, tête de Maure, des déguisements, des blouses blanches, plus ou moins customisées, des sapeurs-pompiers sans uniforme, des instruments de musique, des pancartes de toutes tailles, immenses et saturées de messages indéchiffrables tenues à deux bras par des coléreux et d’autres minuscules discrètes, maigrelettes, tenues par des timides avec deux doigts.
Et puis il y a aussi les petits métiers qui se faufilent au milieu de la rivière des manifestants. Le type qui pousse son charriot/bar avec des boissons fraîches sur des pains de glace, lui aussi il se tape une partie de la manif pour le pousser son bahut qui roule mal, est-il dans la contestation ? Nul ne sait. Il est parfois aidé par deux fillettes qui poussent à hue et à dia. Ceux qui vendent des badges, ceux qui vendent des journaux indépendants, ceux qui vendent des carnets à l’effigie des Gilets Jaunes… Et poète parmi les poètes, le porteur de la croix (une croix de plusieurs dizaines de kilos) qui délivre ses messages et se transforme au fil des semaines, l’homme au parapluie noir sous lequel pendillent des cartes électorales abandonnées comme autant de défiance envers le monde politique, le papy qui hurle d’une voix chevrotante dans un mégaphone des chansons de l’après-guerre transformées pour l’occasion à la sauce Pass nazitaire, la Marianne noire toujours habillée ultra court et qui incarne à sa façon très personnelle la république, le guitariste gladiateur avec son ampli dans le dos, et puis les portraits de Coluche et de l’Abbé Pierre toujours en tête de manif, mais après tout qui pourrait affirmer qu’ils auraient pris le parti des Anti Pass ?
C’est un peu comme une parade qui chaque samedi se reforme dans le plus grand sérieux à 12 h et se désagrège en danse et en musique à 18 h. Tout cela pourrait n’être qu’une festivité, un moment délicieux, s’il n’y avait en filigrane de nos pas sur le bitume cette puanteur qui se répand chaque jour un peu plus sur nos vies et contre laquelle nos intellectuels, nos artistes (sauf de très rares exceptions) et plus généralement nos voisins ne se révoltent pas.
Alors zazen. Et quand je retrouverai mon zafu, grâce à eux, grâce à eux tous, je sais que désormais j’y serai assis mais debout.
Merci aux Gilets jaunes, soignants, agriculteurs, citoyens en colère de me laisser prendre des photos.