J’ai fait la connaissance de Niki Striees lors de la cérémonie des funérailles de Michel Vray. Niki partageait une belle amitié avec Michel aussi avons-nous apprécié de nous rencontrer pour échanger quelques souvenirs de notre ami commun. Notre rencontre a donc débuté comme une conversation ordinaire pour se poursuivre sous forme d’entretien car les dessins de Niki me plaisent et j’ai voulu en savoir plus sur elle et sur son travail. Je choisis donc aujourd’hui de publier la totalité de nos propos. Niki Striees est une artiste dessinatrice (et aussi graphiste) qui vit et travaille à Paris.
Daniel : Voilà, nous sommes prêts, le micro enregistre et tout est calme autour de nous. Michel avait l’art et la manière de toujours m’emmener dans des cafés où le percolateur et la télé faisaient beaucoup trop bruit (rire).
Niki Striees : Qu’en est-il des affaires de Michel ?
Daniel : C’est assez décevant. Nous avons contacté le directeur de la Maison de retraite pour les affaires de Michel restées à l’EPHAD. Ils ont fait des recherches dans la chambre de Michel pour essayer de retrouver son fameux testament. Mais ils n’ont rien trouvé. Je sens qu’on va perdre tout, nous les amis, ses peintures, ses livres et ses objets. On les verra peut-être réapparaître un jour sur le marché de l’art. Je ne sais pas. Quand on pense à toutes ces merveilles qu’il a accumulé autour de lui. Qui ne sont merveilles que pour certaines personnes. Ses livres et tout son travail pictural… Mais peut-être qu’il y aura une suite, parfois la vie est tellement étrange !
Niki Striees : Absolument ! Tu sais il y a un truc qui m’est arrivé. C’était en 2016, il y avait une valise éventrée sur le trottoir avec des bouquins, donc moi dès qu’il y a des bouquins je fais la fouine et je tombe sur des poèmes ! J’en prends quelques-uns et je remonte chez moi. Il y avait aussi un dossier qui me plaisait avec un titre inscrit dessus à propos de l’insurrection ou quelque chose comme ça. Je prends ce petit dossier et je le remonte chez moi pour m’apercevoir que ce sont des affaires ayant appartenues à Jacques Vergès. Il avait du vivre dans le 18ème. Je ne savais pas quoi faire de tout ça. J’avais fait une recherche sur Internet et compris assez vite que ses enfants n’étaient pas venu à son enterrement, son épouse avait refusé son héritage, donc ce n’était pas forcément une bonne idée de leur restituer ces objets.
Daniel : Et il y avait vraiment des poésies de lui ?
Niki Striees : Oui, j’ai d’ailleurs été vérifié à la BNF. Tout lui appartenait. Des photos de famille, des poèmes dédiés à cette femme algérienne qui avait été incarcérée suite aux attentats qu’elle avait commis. Il l’avait épousée après. Il lui a d’abord évité la peine de mort et ensuite il l’a épousé.
Et donc il y a deux mois environ ma colocataire me demande si j’ai pensé à contacter sa nièce. À l’époque j’avais effectivement appelé une Françoise Vergès qui habitait à Paris mais je n’avais jamais eu de réponse. Et elle me rappelle que cette dame est éditée à La Fabrique. Donc j’écris à La Fabrique et le lendemain Françoise Vergès m’appelle et on s’est rencontrées, je lui ai donc tout restitué. Elle m’a dit vous ne pouvez savoir le prix inestimable que tout cela représente pour moi. Donc les choses étranges comme ça peuvent arriver ! On n’est pas à l’abri d’une bonne surprise concernant les affaires de Michel.
Daniel : Oui je suis bien d’accord avec ça. Nous verrons bien. Mais par rapport à l’histoire familiale de Michel, je ne peux m’empêcher de penser à quelque chose. Une seule fois il m’en a parlé, j’ai donc découvert ça sur le tard, c’est à dire en 2019, il m’a dit qu’il avait une petite fille qu’il aimait beaucoup, qu’elle était très intelligente et qu’il en était très fier. C’est ce que j’ai ressenti. Et je me dit que peut-être elle sera intéressée par tout ce qu’on aura conservé venant de Michel.
Parle-moi de tes rencontres avec Michel si tu le veux bien.
Niki Striees : C’était au jardin d’Alice.
Daniel : Donc au squat de la rue de La Chapelle (Paris 18ème).
Niki Striees : Oui. J’habitais juste à côté et j’ai rencontré Michel lors d’un des nombreux évènements organisés là-bas. J’étais la personne qui fêtait Noël avec Michel n’importe quel jour de l’année ! Tiens c’est Noël aujourd’hui !
Daniel : Michel ne t’a jamais proposé une collaboration pour réaliser un livre à partir de tes dessins ?
Niki Striees : Non, pour la bonne et simple raison que j’ai recommencé le dessin quand je suis tombée malade. À l’époque où il m’a rencontrée, j’étais très embêtée avec le dessin. J’étais empêchée. En revanche je lui ai proposé de l’aider puisque j’étais graphiste. Mais c’était une mauvaise idée car c’était son univers. Il ne fallait surtout pas rentrer là-dedans. De toute façon ça ne l’intéressait pas (rire). Donc pour la bonne et simple raison qu’à ce moment là je ne dessinais pas.
Daniel : Donc la maladie t’a redonné le goût du dessin ?
Niki Striees : Je n’ai jamais vraiment perdu le goût du dessin. Mais avant la maladie il y a quelque chose qui m’empêchait de dessiner.
Daniel : Avant la maladie ? Donc il y avait une autre maladie !
Niki Striees : Exactement.
Daniel : Et le travail graphique de Michel, sa peinture, qu’en pensais-tu ?
Niki Striees : J’aimais bien certaines choses. J’aimais beaucoup ses encres. Mais je ne connais pas tout son travail de peinture. J’en ai vu sur son site internet et que je trouve très belles, surtout ce qui est classé dans ses dessins.
Daniel : Oui et il y en avait probablement beaucoup d’autres mais qui n’ont jamais été photographiées, avec Michel tout était éparpillé.
Niki Striees : Moi je lui avais proposé de faire des photos pour un site Internet. J’aurais du insister. Mais avec Michel on ne passait pas forcément beaucoup de temps à regarder son travail, on parlait et on se marrait plutôt, il ne me montrait pas ses toiles ou alors en de rares occasions je pouvais les voir traîner dans sa chambre.
Daniel : Dans sa chambre-atelier !
Niki Striees : Oui, comme aujourd’hui d’ailleurs ! (rire)
Daniel : Ce sont probablement des lieux qui m’attirent (rire)
Niki Striees : La dernière fois que je l’ai vu c’était en 2018 à la maison de retraite.
Daniel : Donc tu es allée dans sa chambre-placard à la Maison des Artistes de Nogent-sur-Marne. Il n’y avait peut-être pas encore toutes les toiles que nous avons par la suite rapatriées depuis le squat de Montreuil où elles étaient entreposées jusqu’à Nogent.
Le Jardin d’Alice où vivait Michel avait déménagé de la rue de La Chapelle jusqu’à Reuilly-Diderot, pour ensuite re-déménager à Montreuil. Et c’est la période où Michel transitait d’un hôpital à un autre. Lariboisière, Villiers-le-Bel, Sainte Perrine et enfin la Maison des Artistes de Nogent. Donc une fois qu’il a été installé à Nogent, nous avons fait plusieurs voyages entre Montreuil et Nogent avec ma petite voiture, mon épouse et ma fille, pour exhumer des sous-sols du jardin d’Alice à Montreuil toutes les affaires de Michel. On remplissait ma voiture de toiles, de livres, de bric-à-brac avec beaucoup de poussière qu’on ramenait dans sa chambre minuscule à Nogent. En fait dans sa chambre pour circuler tu devais passer avec un pied devant l’autre de profil à l’égyptienne. Une fois qu’on a réussi à tout caser là-dedans je n’avais même pas assez de recul pour prendre une photo ! (rire) C’était devenu un stock sauf qu’il y avait un être humain qui vivait au milieu du stock (rire). Et il est resté dans cette situation plus d’un an avant que le directeur accepte de monter les toiles dans le grenier. C’était pas terrible au niveau de la sécurité incendie mais en même temps c’était très poétique, super poétique ! On a vécu des moments admirables tous les deux à picoler et à fumer dans sa chambre (rires).
Il était assez libre à Nogent, il m’emmenait dans les petits cafés où il connaissait les gens. Il avait ses groupies aussi. Quand nous discutions je posais un micro sur la table et je l’enregistrais, je me souviens que souvent des clientes venaient l’embrasser (rires). Finalement ça me rassurait un peu de le voir entourer comme ça.
Niki Striees : Moi j’ai été choquée de le voir dans cette maison de retraite. J’essayais de le sonder pour savoir à quelle étape de sa vie il était. Pour savoir si je pouvais l’aider à sortir de là. Et j’ai compris qu’il n’aurait pas l’énergie de sortir de là.
Daniel : C’est bien que je t’entende parler comme ça. En t’écoutant je me dis que moi aussi j’avais compris la même chose. Ca me révoltait de le savoir là.
Niki Striees : Moi aussi.
Daniel : Il avait une amie qui lui avait proposé de venir vivre dans une maison en Norvège. Je lui avais dit que ce serait bien, qu’il aurait pu continuer à peindre.
Niki Striees : Moi je lui avais proposé l’Italie.
Daniel : Mais dans sa façon d’éluder le sujet, je ne voulais pas comprendre qu’il était à la fin.
Malgré tout, lorsque je lui rendais visite nous faisions toujours des projets d’avenir. Nous avons essayé de travailler sur le projet d’un de ses livres que nous voulions faire éditer. À chacune de mes visites nous convenions de points à retravailler et la semaine suivante il n’avait rien fait. Donc on était toujours au point de départ. Mais il me relançait, « il faut qu’on parle de ça et ça », et quand la femme de ménage entrait dans sa chambre il s’énervait « vous ne voyez pas qu’on travaille ? » (rires) et je me disais qu’on y arriverait jamais. J’ai tout de même adressé à deux ou trois éditeurs un de ses manuscrits, une merveille, une merveille !
Niki Striees : A un moment j’ai essayé de comprendre ce qui n’allait pas chez Michel. Ce qui a fait qu’il s’est perdu en route.
Daniel : Tu penses qu’il s’est perdu … J’aimerais bien qu’on développe un peu cette idée car je ne sais pas si je comprends vraiment. Comment peut-on se perdre ?
Niki Striees : C’est lié au désir, quand tu ne sais plus ce qu’il en est. Tu ne sais plus comment avancer. Tu ne sais plus où sont les moteurs. Pour moi, en tant qu’artiste, je me dis que lorsque tu as cette envie de dessiner, de peindre, c’est une énergie, un élan vital qui te donne envie de te lever chaque matin, tu ne perds pas cette envie de vivre. Mais chez Michel ce n’était pas ça. C’était l’art triste. Il y a des artistes qui te disent qu’ils ont besoin d’être malheureux pour produire, mais moi je ne comprends pas, je suis l’exact inverse de ça. Moi si ça ne va pas bien je ne peux pas produire. À une certaine période de ma vie je n’ai fréquenté que des gens comme Michel, des artistes qui avaient ce besoin d’être écorché pour pouvoir produire. Toi tu comprends ça ?
Daniel : Oui. J’ai tendance à penser que quand tout va bien, que la vie est belle, il n’y a aucun besoin de produire quoique ce soit. Mais je ne suis pas fermé à l’idée. En fait je suis curieux de l’idée. Pour moi l’artiste est plutôt éclairé par une lune un peu noire, qui peut le rendre joyeux par ailleurs. Comme le chantait Barbara « si pour moi le noir est couleur de lumière … »
Niki Striees : C’est vrai qu’il y a beaucoup d’artistes qui sont éclairés de cette façon. Mais maintenant les artistes qui m’attirent ne sont pas éclairés de cette façon.
Daniel : Pourtant tu en as rencontré beaucoup donc ils t’attiraient aussi.
Niki Striees : Ils m’attiraient c’est vrai. Mais c’est fini.
Daniel : Pour moi l’important est d’être dans sa vérité du moment. Pour en revenir à Michel, j’ai toujours été émerveillé du fait que toutes les personnes qui étaient à son contact même un court instant recevaient une énergie, il avait quelque chose en lui qui pouvait rayonner malgré l’énorme fardeau qu’il portait. Il avait l’élégance du rire même dans des situations désespérantes, je l’ai vu perfusé sur des lits d’hôpitaux mais en train de raconter des bêtises aux infirmières. On pouvait sans problème poursuivre une conversation sur le théâtre de Margueritte Duras alors qu’il était presque à l’agonie (rires).
Niki Striees : Un prince magnifique.
Daniel : Oui tout à fait d’accord.
Niki Striees : Et alors toi que fais-tu ? Tu écris ?
Daniel : Oui j’écris un peu quand j’ai du temps libre. Mais ce que je fais le plus depuis une quinzaine d’années, c’est de rencontrer des gens pour les interviewer autour d’un thème qui est pour moi comme une obsession, j’ai appelé ça le thème du rêve. J’ai réalisé mes interviews entre Paris et Tokyo, avec des artistes japonais et des artistes français, c’était mon choix de départ. J’ai donc fait parler plein de gens devant mon micro pour me rendre compte finalement qu’il y a très peu de gens qui s’interrogent sur ce thème. Mes questions souvent étonnaient parce que les artistes ne s’étaient jamais interrogés sur un éventuel rêve qui aurait orienté leur vie… Je me suis remis en question à ce propos.
Michel par contre, lui il savait de quoi je parlais. Quand j’ai fait son interview il est rentré dans le thème directement. Alors que je n’étais pas venu pour interviewer ce type spécialement. En fait on s’est rencontré dans une soirée organisée par les artistes du squat de la Tour des Dames dans le 9ème arrondissement, avec quelques artistes japonais, moi j’étais donc venu avec l’espoir de rencontrer un artiste japonais pour réaliser une interview. En fait dans cette soirée où tout le monde s’alcoolisait je ne pouvais parler sérieusement avec personne, mais un type est venu vers moi et m’a demandé sans autre façon : ça vous intéresserait de visiter les locaux ? Et Michel m’a fait visiter les mille cinq cent mètres carrés qui étaient gracieusement mis à leur disposition par la Mairie de Paris, avec un bazar innommable puisque chaque artiste avait un espace dédié au travail, j’étais impressionné par tout ce que je voyais, des matériaux, des objets, des toiles. Michel m’a montré son petit espace à lui, fermé à clé, contrairement aux autres et hyper bien rangé, avec un lit fait au carré, des livres rangés sur des étagères, ses tableaux sur les murs, c’était un espace minuscule, encore un placard comme à la Maison des Artistes de Nogent (rire).
J’ai donc poursuivi assez longtemps ce type de rencontres artistiques jusqu’à m’apercevoir un jour que ça ne me correspondait plus. Du moins que mon exigence était devenue autre. Rencontrer des artistes et les faire parler c’est facile, tous ont envie de parler de leur travail, mais moi je voulais parler d’autre chose en rapport avec ma poursuite du rêve. Donc souvent à la fin des interviews je conservais une frustration. Et j’ai réalisé que ces artistes à de rares exceptions, ont eux aussi une forme d’emprisonnement, ils ne sont pas plus libres que moi qui suit depuis tant d’années enfermé dans un travail de bureaucrate pour une compagnie d’assurances, un vrai cauchemar (rire). Mais je fantasmais complètement sur la liberté de l’artiste. Ils ont des libertés dans leurs horaires, ils vivent de peu ou ils vivent d’aides sociales, ils sont liés comme moi et pas plus libres que moi.
Par contre j’en ai rencontré qui ont vraiment une exigence intérieure, un guide intérieur, et là tu te dis, wow ça existe vraiment ! Ils ont une vraie « lucidité » de leur chemin.
Donc ce qui m’intéresse dans ce travail d’interview c’est comment on fait pour en arriver là où on est maintenant ? Et donc je m’adresse à toi et rien qu’à toi ! (rire) Est-ce que dans l’enfance c’était déjà annoncé ? Dans ton enfance pourrait-on dire qu’il y avait des traces de la vie que tu mènes aujourd’hui ?
Niki Striees : Oui, Il y a eu une dissidence très précoce. Je me souviens avoir été en colère très tôt. Je pense qu’à trois ans j’étais déjà en colère. Et c’est une chose que j’ai portée jusqu’à il y a peu. Il est vrai que la maladie m’a permis de répondre à beaucoup de questions.
Dès trois ans j’étais en colère contre ma famille. J’ai toujours été en porte-à-faux par rapport à toute ma famille. Je me suis construite en contre très tôt. Tout en répondant aux normes. J’avais sans doute compris très tôt qu’il y avait un certain rapport de force et des stratégies à avoir. J’ai fait une série scientifique et en même temps je faisais du dessin. Je n’avais dit à personne quels étaient mes projets et en Terminale je préparais mes dossiers pour des écoles d’art.
Daniel : Alors que tu étais sur une voie scientifique ? Extraordinaire.
Niki Striees : Donc surprise pour tout le monde !
Daniel : Comment des parents peuvent ne pas savoir ?
Niki Striees : Ils me voyaient dessiner, mais que je décide d’en faire un métier ce n’était pas prévu au programme.
Daniel : Ils te voyaient mais ils ne s’intéressaient pas à ce que tu dessinais ?
Niki Striees : Non, ils ne se sont jamais questionnés sur ce que je faisais.
Daniel : Mais c’est hallucinant, alors comment trouvais-tu la force intérieure, tu avais peut-être un appui extérieur ?
Niki Striees : Oui j’ai commencé à prendre des cours de dessin quand j’étais en sixième, et là j’ai trouvé quelqu’un.
Daniel : Donc un jour tu entres dans une école d’art…
Niki Striees : Oui j’entre dans une école d’art et de design, c’est un peu entre deux, je pense que je manquais un peu de confiance alors j’ai choisi entre les beaux-arts et le design. Mais c’est seulement récemment, sans doute grâce à ma maladie que j’ai pris conscience que je m’étais trompée. J’avais hésité entre l’école d’art et l’école de design pour finalement faire un choix qui n’était pas le mien. Mais qui devait quand même être le mien à ce moment là. Alors aujourd’hui…
Daniel : Que veux-tu dire ? Tu as du temps à rattraper ?
Niki Striees : Oui mais il n’y a que le temps qui ne se rattrape pas.
Daniel : Et aujourd’hui avec ta famille c’est toujours pas réglé ?
Niki Striees : Je suis un peu compliquée pour eux.
Daniel : Dans ta famille il y a d’autres artistes ?
Niki Striees : Non personne. C’est peut-être pour cette raison que le chemin a été plus long.
Daniel : As-tu un travail d’écriture ?
Niki Striees : J’ai un rapport très compliqué à l’écriture. J’aimerais résoudre ça en commençant par faire une bande dessinée. Une incursion dans le langage écrit. J’adore la bande dessinée, j’avais pensé à un petit projet pour débuter à partir de mon obsession du moment, je ne supporte pas les gens qui sont en stationnement avec leur moteur allumé, alors je vais les voir, je leurs parle gentiment, j’ai à chaque fois des méthodes d’approche différentes…
Daniel : Il y en a tant que ça ? (rires)
Niki Striees : Tu ne peux même pas imaginer ! Dans une journée je peux descendre cinq fois ! Donc je vais les voir, je leur parle gentiment, je ne me suis pas encore fait frapper, ensuite dès que je rentre chez moi je note précisément notre conversation, c’est important que la parole soit rapportée avec justesse. Voilà, j’ai envie de réaliser un projet sur ce thème. Ce sera un premier pas dans le monde du langage.
Daniel : Et ça peut représenter un gros travail !
Niki Striees : Ce qui est drôle c’est que lorsque j’étais enfant je disais à ma mère que je ne comprenais pas pourquoi elle laissait son moteur allumé. Déjà à l’époque je ne comprenais pas !
Mais mon rapport au langage est très compliqué. J’ai arrêté d’écrire il y a très longtemps.
Daniel : Tu as arrêté d’écrire donc tu écrivais.
Niki Stiees : Oui
Daniel : Et tu as arrêté de dessiner mais tu dessines. En fait tu es quelqu’un qui tranche les choses. De la façon dont tu en parles tout cela paraît avoir été tranché avec une lame.
Niki Striees : Oui, il y a des scissions. Les périodes d’arrêt s’accompagnent d’incompréhension. C’est par ce que je fais un travail sur moi-même que je peux renouer avec mon langage. Il y a quelqu’un qui m’apprend à parler de ça. C’est sans doute pour ça que tu rencontres beaucoup de gens qui créent mais qui ne savent pas d’où ça vient tout ça. Beaucoup d’artistes n’ont aucune envie de faire de psychanalyse car ils pensent que ça les briderait. Ils préfèrent rester dans une incompréhension. Je pense que Michel faisait partie de ces gens qui ne veulent pas savoir.
Daniel : Est-ce que ta rencontre avec Michel t’aura apporté quelque chose pour ton parcours artistique ?
Niki Striees : Non. Mais c’est une personne dont je garderai un souvenir impérissable. Ce n’est pas pour ça qu’il m’influence mais par contre son être j’ai aimé le fréquenter, c’est une personne rare et je suis très heureuse de l’avoir croisé. Mais non, ça n’aura pas d’influence sur mon travail.
Daniel : Même pas pour son travail d’édition et sa façon de composer des livres ?
Niki Striees : Non, parce que ça c’est mon travail à moi, je suis graphiste et j’ai ma façon de faire. Je lui avais proposé de l’aider pour composer ses livres mais c’était son domaine, je l’aurais gêné de toute façon. Je n’aurais pas choisi les mêmes papiers que lui, finalement je l’aurais emmerdé.
Daniel : Donc après tes études artistiques tu as été recrutée par une société ?
Niki Striees : Non, je me suis tout de suite lancée toute seule. J’ai travaillé pour le compte de différentes personnes, pour l’édition, pour la presse professionnelle, tout cela sur une période de quinze ans environ mais les dernières années ça ne m’allait plus du tout.
Maintenant je peux à nouveau retravailler et ça se passe bien. La façon dont je travaille maintenant est appréciée et de cette façon les choses sont suffisamment posées pour que je ne commence un travail graphique qu’à partir d’un travail très minutieux d’allers/retours d’idées. Tant que les idées et les concepts graphiques ne sont pas exposés de façon précise, je ne commence rien. Et ensuite normalement personne ne peut plus intervenir. J’exprime une idée sur laquelle tout le monde est d’accord. C’est une méthode de travail que j’ai mise en place et ça se passe très bien. Parce que je n’ai plus d’énergie à perdre. C’est la maladie qui m’a fait découvrir ça. Comment faire pour ne plus être emmerdé. Sans tromper le client.
Daniel : C’est une méthode qui te permet d’avoir une progression dans les échanges pour arriver à une satisfaction commune et c’est rare.
Niki Striees : Tu sais comment je fais dans le devis qui doit être détaillé ? J’explique au client que la première partie du travail sera la partie la plus importante. Qu’il y aura un échange de paroles et de mots. Que cette partie sera la partie décisive.
Daniel : C’est un échange en présence du client ?
Niki Striees : Non, seulement des mots écrits. Ensuite on passe aux concepts graphiques, on est toujours dans l’idée mais l’idée s’incarne. De cette façon on arrive à être d’accord. Il n’y a pas de mauvaise surprise de part et d’autre.
Souvent les gens te demandent de réaliser plusieurs propositions. J’essaie de leur expliquer ce que cela veut dire…
Daniel : Non ça ne peut pas aller. Symboliquement, si d’emblée on demande plusieurs propositions, c’est qu’on ne sera jamais d’accord ! On n’a pas réussi à se faire confiance mutuellement.
Niki Striees : Imaginons un artisan qui doit faire une table sculptée …
Daniel : Vous m’en faites plusieurs et ensuite je choisirai (rire).
Niki Striees : Il n’irait jamais jusqu’au bout de son travail ! Donc voilà comment je procède. Je dis à mes clients que c’est comme ça et pas autrement. S’ils n’acceptent pas ma façon de travailler alors je décline leur proposition, mais je le fais gentiment (rire) un peu à la japonaise (rire) je ne dis pas directement non.
Donc toi tu connais bien l’univers japonais ?
Daniel : Formulé de la sorte ça me fait un peu peur car plus on connaît l’univers japonais moins on connaît l’univers japonais. On pourrait même dire les univers japonais. Les japonais qui vivent en France est-ce qu’il connaissent l’univers français ? Non pas du tout ils connaissent des micros univers. En tous cas j’ai eu l’occasion de rencontrer pas mal d’artistes japonais. L’ego ne s’exprime pas de la même façon, c’est sûrement le même c’est un ego humain
Niki Striees : Mais je ne sais pas si c’est vraiment pareil…
Daniel : Il y a bien une différence oui, je l’ai constaté dans les interviews que je fais au Japon, mais il m’est difficile de juger, tout d’abord parce que moi je ne parle pas couramment le japonais, et quand bien même je parlerais parfaitement le japonais, mon interlocuteur japonais « aménagerait » sa conversation, sa confidence à mon égard, ce serait donc une confidence un peu faussée. Même si j’étais moi-même un japonais interviewer, lui étant un japonais interviewé, il aménagerait encore sa confidence, et ça ne m’irait toujours pas ! Donc finalement, je me suis dit tu te poses de faux problèmes, tu n’as qu’une seule chose à faire, tu lui rentres dedans (rires) Et tout cela en passant en plus par le filtre d’une interprète, donc tu vois c’est très compliqué, ça fausse tout ! Mais une fois qu’on arrive à faire avec tout ça et après un petit travail intérieur, on arrive à se dire que ce travail d’interviews c’est le bon chemin, que même si le résultat n’est pas parfait c’est un chemin qui en vaut bien un autre. Donc il est très bien ce chemin ! Tu dois faire avec ce matériau car tu n’auras pas autre chose ! Mais j’ai bourlingué avant d’arriver à cet état d’esprit.
J’ai découvert un truc avec ce travail d’interviews. Quand tu écoutes les gens toutes les portes s’ouvrent. C’est la chose la plus facile au monde.
Niki Striees : Mais plus personne ne le fait.
Daniel : En fait on est venu dans ce monde uniquement pour être écouté. C’est un peu bizarre de dire ça non ?
Niki Striees : Non ça résonne très bien dans mon esprit.
Daniel : Ton travail de graphiste, tu veux qu’il devienne un complément d’un nouvel élan artistique ou bien…
Niki Striees : J’aimerais m’en débarrasser et j’aimerais seulement dessiner.
Daniel : Sais-tu ce que tu aimerais dessiner ? Je ne parle pas de projet concret. C’est une voix qui résonne en toi depuis l’enfance, alors aujourd’hui est-elle encore la même ?
Niki Striees : Non, ça change.
Daniel : Tu as évoqué au début de notre conversation des souvenirs de l’âge de trois ans mais personne n’a de souvenirs aussi anciens. C’est tellement précis. Aujourd’hui c’est la même chose qui parle ou non ?
Niki Striees : Non ce n’est pas la même chose, mais j’étais tellement en colère.
Daniel : Oui mais ça c’est encore de la psychanalyse, il n’y aurait que ça ?
Niki Striees : Oui mais quoi d’autre ? On est fait de ça !
Daniel : Que de ça ?
Niki Striees : On est fait de langage !
Daniel : Que de ça ? (rire)
Niki Striees : Oui. En tout cas l’artiste est un être de langage, moi j’essaie d’être là-dedans aujourd’hui.
Daniel : Oui ça me va bien. Lorsque j’ai démarré ce projet d’interviews, j’avais postulé pour l’idée que chacun d’entre nous, artiste ou non artiste, nous portons (peut-être) au fond de nous un rêve essentiel pour lequel il nous est alloué le temps d’une vie afin de le comprendre mieux, de le cerner ou mieux le réaliser … Mais là je n’affirme rien, il s’agit d’une question que je me pose et que je pose à mes interlocuteurs.
Le travail de l’artiste doit-il permettre à celui qui va le recevoir, le lire, le voir ou l’écouter, d’avancer sur son chemin de vie ? Est-ce que toi tu te soucis de ça ?
Niki Striees : Ce que je pourrais dire de l’artiste c’est qu’il doit essayer d’investir son travail de telle manière que son travail le rende humain et pas algorithmiquement échangeable. Et c’est l’enjeu de tout le monde, pas uniquement de l’artiste. Le médecin a aussi ce travail à faire. C’est à dire se poser la question de sa propre disparition. C’est valable pour tout le monde.
Daniel : … Se poser la question de sa propre disparition …
Niki Striees : L’économie tend à remplacer des métiers et des gens par des algorithmes. Aujourd’hui il se vend aux enchères des œuvres d’art produites par ordinateur. Si on continu ainsi les médecins seront remplacés par des algorithmes.
Daniel : J’avais pris tes mots avec un autre sens : Rien ne s’oppose à ce que maintenant je meure mais est-ce que je peux m’en aller en paix, ai-je bien fait tout ce qu’il fallait …
Niki Striees : Mais c’est la même chose ! Que tu meures de mort naturelle ou de mort sociale le résultat sera le même. Si ton métier est remplacé par une machine alors ton savoir-faire n’existera plus. Je peux prendre l’exemple du médecin. Normalement le médecin doit s’occuper de la clinique. Il s’occupe de tes symptômes, il t’écoute, te fait parler, il fait différentes analyses qui vont venir affiner le diagnostique. Les médecins finiront par être remplacé par une machine pour le diagnostic, si le médecin ne dit pas que pour le diagnostic la clinique est primordiale. Moi aujourd’hui, avec ma maladie je suis confrontée à ça ! J’ai envie de dire au médecin attention tu ne me considères pas, tu ne fais pas de clinique ! Mes résultats standards hospitaliers ne détectent rien. Donc le médecin dit : Tu n’es pas malade ! On ne détecte rien alors tu n’es pas malade et pourtant cliniquement il voit bien qu’il y a des problèmes. Donc il fait plus confiance aux chiffres et il déni totalement les symptômes du malade. Alors je leurs dis faites attention, vous préparez votre disparition. Bientôt on n’aura plus besoin de vous ! Comporte-toi en humain ! Comporte-toi en clinicien !
Daniel : D’accord mais je reviens à ce que tu as dis : chacun devrait se confronter à sa propre disparition. Prenons un autre exemple car le médecin ça te concerne un peu trop. Prenons l’exemple de quelqu’un qui passe dans la rue, pour un passant ça veut dire quoi ?
Niki Striees : Ça veut dire être capable d’adresser facilement la parole à quelqu’un dans la rue. Même la séduction est soumise à l’algorithme !
Daniel : On a frôlé quelque chose qui m’intéresse. J’y reviens encore : Se confronter à sa propre disparition… On a tous plus ou moins ce sentiment d’avoir du temps devant soi, à se croire immortel, on a le temps … Mais on a rarement la conscience aigüe que tout peut s’arrêter ici et maintenant.
Niki Striees : D’une certaine façon pour moi ça m’est arrivé.
Daniel : Voilà, et pour moi ça rejoint le chemin du rêve. J’ai personnellement ce sentiment, cette petite voix qui me dit, ça va bientôt s’arrêter alors fais attention à ce que tu fais. C’est comme lorsqu’on te dit que tu n’as pas toute la vie, c’est une expression étrange, vraie et fausse en même temps, un paradoxe. En fait même si tu meurs à vingt ans, tu auras eu toute ta vie, malgré tout.
Niki Striees : La vérité derrière cette phrase c’est que finalement nous n’avons QUE du temps.
Daniel : Oui que du temps. Mais ce qui me gêne c’est l’endormissement. Pourtant il y a quelque chose en nous qui n’arrête pas d’essayer de nous parler, de nous manipuler dans le bons sens du terme et pour la bonne cause. Mais ce serait quoi cette bonne cause que j’appelle le rêve ?
Niki Striees : C’est ton désir. Tu appelles ça le rêve, j’appelle ça le désir.
Daniel : Le désir, oui ça me va mais seulement si le désir n’est pas noyé au milieu de désirs infinis. Si ce n’est pas un désir parmi tant d’autres.
Niki Striees : Moi je suis dans LE désir.
Daniel : Oui, s’il y a une vraie exigence alors que ce soit le désir ou le rêve nous parlons bien de la même chose.
Photos dessins © Niki STRIEES. (1. Les innocents – 2. Hypnose – 3. Fétiche – 4. Chimère obéissante – 5. Vache hublot – 6. Jardin paon – 7. Chimère bien gardée – 8. Jardin ardent – 9. On m’a tou volé – 10. Les perdants magnifiques – 11. sans titre – 12. Prise de chou – 13. Time) Photos atelier © daNIel. Entretien réalisé le 06/08/2021 à Paris 18ème. Merci Niki !!!!!