Dans ma masure délabrée, je me suis aménagé un tout petit espace qu’on ne peut pas vraiment appeler salle de thé, mais où je peux me tenir seul. J’y suis assis, en ce moment même, me laissant porter par mes pensées depuis le début de la nuit ; j’entends encore la voix de Monsieur Toyobo : « Toi qui es jeune, pourquoi te caches-tu ainsi ? » J’aurais voulu lui répondre, tout à l’heure, mais je n’ai pas pu. Maintenant encore, je cherche une réponse en moi, mais je ne sais que dire …
Le mieux serait peut-être de raconter ce qui s’est passé, sans me préoccuper de savoir si cela constituera ou non une réponse. Il s’agit d’un rêve que j’ai fait, à l’aube, environ vingt jours après la disparition de mon Maître, alors que j’étais retourné dans mon village natal…
Je longeais un chemin de graviers, à l’aspect glacé et desséché ; un long, très long sentier de petits cailloux, sans un arbre, sans un brin d’herbe, sur lequel personne n’avait jamais osé s’aventurer. J’avais l’impression de le suivre depuis bien longtemps déjà. Au bout d’un moment, je me demandai si ce n’était pas le chemin qui mène vers l’autre monde, car il était si triste qu’il me glaçait l’âme : il continuait sans fin et on ne savait si c’était le jour ou la nuit. Tout à coup, je me rendis compte que quelqu’un d’autre marchait devant moi, et compris aussitôt qu’il s’agissait de Maître Rikyu. «Ah ! c’est donc ça : j’accompagne Maître Rikyu sur ce sentier désolé, ce chemin vers l’autre monde ; c’est très bien ainsi », pensai-je. Mais je compris très vite qu’en fait ce chemin menait vers Kyoto : « Mais bien sûr ! j’accompagne mon Maître jusqu’au palais du Taiko Hideyoshi … » et ce chemin de graviers désolé où personne ne peut s’aventurer doit aboutir à la capitale… » Je ne pouvais toutefois m’expliquer pourquoi un sentier pareil conduisait à Kyoto. Mais à cet instant, mon Maître s’arrêta et se retourna lentement vers moi, comme s’il voulait s’assurer que je le suivais toujours. Après un bon moment, il se retourna encore mais, cette fois, ce fut pour me regarder fixement, comme pour m’intimer l’ordre de rentrer. Je décidai de me conformer docilement à son désir et de m’en aller : je m’inclinai alors profondément vers lui pour prendre congé. Le rêve s’arrête ici… (Extrait)
On dit que c’est Monsieur Toyobo qui, le premier, introduisit la coutume de préparer le thé et de le faire circuler pour que chacun boive à tour de rôle ; manière que Maître Rikyu aurait ensuite adoptée. C’est pourquoi entre nous, nous avions autrefois des expressions comme « à la Toyo » mais je ne sais s’il est au courant … C’est en y repensant que, cette fois encore, je servis le thé « à la Toyo ». Et le bol circula : de moi à Monsieur Toyobo, puis de lui à moi.
Notre humeur changea incontestablement après le thé et, peu à peu, la conversation se fit plus intime, pour devenir, malgré nos âges et positions respectifs, une conversation réservée aux seuls disciples de Maître Rikyu.
« Monsieur Rikyu se servait de petits bols à thé et de petites spatules ; je crois que c’est parce qu’il était grand. Je ne le lui ai bien sûr jamais demandé directement, mais c’est ce que je pense ! Et je crois que c’était quelque chose de longuement réfléchi : il calculait la taille de la spatule en fonction de celle du bol ; quant au bol, il le mesurait en mailles de tatami », dit Monsieur Toyobo.
« Cela m’apparaît comme une évidence, aujourd’hui, alors qu’à l’époque je pensais simplement que c’était parce qu’il aimait mieux les bols de petite taille et les petites spatules …
« On peut dire ce qu’on voudra, il avait un style incomparable : libre, ample, sans la moindre trace d’avarice. Rien qu’à le regarder faire, on se sentait tranquille : un style fluide, sans aucune précipitation. On voudrait parler de génie, mais il était sûrement le résultat de beaucoup d’efforts … Le style de Monsieur Rikyu ressemblait à un combat sans arme et sans stratégie ; en un mot : le combat d’un homme à nu. » (Extrait)
Aussitôt éveillé, je me lève. Si mon rêve doit reprendre, ce sera au moment du début de la cérémonie de Maître Rikyu. Je m’assois sur le lit, rajustant mon kimono de nuit, pour profiter de cette dernière cérémonie. Les invités sont de toute façon très nombreux ; Maître Rikyu doit posséder une grande force pour pouvoir introduire tant de personnes dans une petite salle de deux tatami.
Quel effet bizarre que d’assister, en rêve, à la scène du suicide de mon Maître, trente années après l’événement…
J’ai pourtant réfléchi jour et nuit, depuis un mois, aux paroles de Maître Rikyu, que Monsieur Uraku m’a rapportées, et à ce chemin glacé et desséché. Peut-être est-ce pour cette raison que je fais un tel rêve, aujourd’hui ? Un proverbe dit : « Le rêve, c’est la conséquence de la fatigue de toutes les parties du corps. » Il est indéniable que mon corps est trop fatigué et je crains de ne pouvoir passer l’hiver…
Après un moment, je me rends aux toilettes. À travers la petite fenêtre, je vois tomber des flocons de neige. Il doit être aux alentours de quatre heures. Le rideau de la nuit ne s’est pas encore dissipé. Je reviens dans ma chambre. Il fait terriblement froid, mais comme je n’ai pas envie de me recoucher, je reste assis. Quant à mon Maître, il s’apprête à commencer l’ultime tâche de sa vie, après sa dernière cérémonie. Il entrera dans son bureau, saluera les trois témoins et s’installera à l’endroit prévu.
Si l’on pouvait intégrer le temps réel à celui du rêve, mon Maître serait actuellement dans le bureau : le moment du suicide approche. Je suis resté assis une heure, puis je me suis levé, et j’ai allumé le feu pour réchauffer mon corps glacé. Lorsque j’ai pu recommencer à penser, je me suis demandé où se passait la scène de mon rêve.
Puisque c’était un rêve, je ne peux exiger aucune précision, mais je peux bien dire que cela devait être Myokian, à Yamazaki. C’est la salle où Monsieur Soji Yamanoue avait déclaré : « Le néant n’anéantit rien; c’est la mort qui abolit tout. » Dans cette salle, moi, Honkakubo, j’ai assisté à la dernière heure de mon Maître ; j’ai conversé avec lui. S’il y avait, dans les paroles de mon Maître, des points que Honkakubo n’était pas capable de comprendre, il y en avait quantités d’autres incompréhensibles pour quiconque. Mais il me les a bien expliqués, avec ses propres mots, apportant les réponses aux questions que je me pose nuit et jour, depuis quelques temps.
Il y a un chemin glacé et desséché, sur lequel avance Maître Rikyu ; devant lui, marche Monsieur Soji Yamanoue ; derrière lui, Monsieur Oribe Furuta. Je crois que c’est cela que mon Maître veut me montrer. C’est cela à quoi je repense, sans cesse. Lorsque Messieurs Soji et Oribe reçurent l’ordre de se donner la mort, ils acquirent, pour la première fois, une certitude, la même que mon Maître. Ils découvrirent ce qui est le plus important pour l’homme de thé : préparer sereinement le thé, laisser faire le destin et ne pas tenter d’y échapper. Il me semble que c’est un état que Honkakubo ne peut pas connaître… (Extrait)
Plus d’une fois j’ai été convié à participer à des leçons de cérémonie du thé lors de mes voyages à Tokyo. Et mystérieusement dans ce blog je n’ai jamais pu me résoudre à écrire quoique ce soit sur ces expériences hors du commun. Je n’en prends conscience que maintenant. Pourquoi n’avoir rien écrit ? Parce que je n’ai jamais considéré ces moments comme de simples souvenirs intéressants… Je m’explique. Il s’agit d’autre chose, au-delà du souvenir. J’ai le sentiment que ces heures passées en compagnie de maîtres de thé (en l’occurrence des maîtresses de thé), n’ont pas fini de cheminer en moi, elles coincent dans la tuyauterie de ma philosophie. Je sens aussi et pour la même raison que je manque de reconnaissance.
Bien évidemment je n’ai fait qu’effleurer le monde du thé, malgré toute la sollicitude dont me témoignaient enseignantes et élèves, mes gestes balourds et occidentaux déclenchaient les rires et après tout ce n’était déjà pas si mal. J’ai toutefois été assez sensible pour comprendre à quel degré la pratique du thé peut modifier l’existence de celui ou celle qui s’y consacre. Il me faudra encore du temps mais peut-être qu’un jour j’alignerai quelques mots véritables sur cette discipline.
Un vrai bon film sur le thème de l’apprentissage de la voie du thé : « Dans un jardin qu’on dirait éternel » de Tatsushi Omori.
Et un vrai bon livre, un MUST : « Le Maître de thé » de Yasushi Inoué (Traduction Tadahiro Oku et Anna Guerineau) aux Editions STOCK.
Les peintures présentées pour accompagner le texte de Yasushi Inoué sont des œuvres de l’artiste Saito Kiyoshi que j’adore depuis que j’ai eu la chance de visiter le musée qui lui est consacré à Yanaizu dans la préfecture de Fukushima.