Hier j’ai acheté des livres. Je lis des choses sur mu, j’apprends que mu n’est pas un mantra, il ne faut pas juste répéter mu, il faut le prendre à bras-le-corps. Qu’est-ce que mu ? Je suis montée au zendo mu. Je suis mu. Je suis rien, le rien, la vacuité. Je n’existe pas, et pourtant si. Mais rien, absolument rien n’est. Quelque chose s’est mis à trembler au coin de mes yeux. J’ai pleuré, me suis étendue sur le tatami, secouée de lourdes larmes, énormes. Je ne suis rien, mes rêves, mes espoirs, mes prétentions ne sont rien. C’étaient des larmes d’enterrement. Les larmes de mon propre enterrement et personne n’était venu y assister, je pleurais, pleurais, et pleurais encore…
En bas, c’était l’heure d’un toast. Tetsuro-san m’a demandé ce qui n’allait pas. Je ne suis rien, c’est très dur, très triste, et les larmes me piquaient les yeux. «Honto ? Tu es près de l’illumination. Tu dois aller à dokusan. » Je savais que je n’étais pas près de l’illumination, mais je voulais malgré tout y aller. J’ai fait mu, un mu profond, total. Mes cordes vocales me faisaient mal ensuite. Roshi me dit de continuer mu jusqu’à la sesshin (une semaine de zazen intensif), après quoi j’atteindrai l’illumination. Mettons que je « pourrais » l’atteindre.
Après le dîner, Roshi a dit : « Mettez une annonce dans le journal pour trouver un nouveau cuisinier. » Il n’aime pas ma cuisine. Le poisson était trop dur (il était vieux de deux semaines, j’ai dû gratter la moisissure), la salade trop ligneuse. C’était vrai, je n’étais même pas contrariée. Puisque c’était vrai. Même si j’aime cuisiner, et si je voulais que ce soit réussi. J’étais trop épuisée pour réagir, pour être vraiment blessée. Après toutes mes larmes, j’ai eu le choc d’entendre que Tekkan-sa pourrait être renvoyé par les gens de Morioka. Ça m’a tout l’air d’un énorme panier de crabes. Les habitants de Morioka paraissaient si chaleureux, généreux, ils semblaient tellement apprécier Tekkan-san, et voilà maintenant les petites vieilles dames si sympathiques qui lui enfoncent un poignard dans le cœur … Roshi nous congédie ; les autres ont toujours faim – disent-ils – mais d’autre part ils ronchonnent contre le trop de nourriture. Je suis fatiguée, je dors peu, je suis rien – je suis épuisée, usée. Jiko-san me dit : « Tu es trop simple et trop honnête. » Il a raison, pour le coup. J’ai à peine la force de me sentir perplexe, je ne fais que laver les assiettes et dormir.
Il faut lutter avec un koan, se battre contre et pour lui. Mon énergie dans le mu est renouvelée. Qu’est-ce que c’est ? Me lever le matin est une des choses les plus dures pour moi. Je vais donc me lever encore plus tôt, aller au hondo, et y rester assise. (Extrait)
Toshoji, Tokyo
Le 21 février 1980
Je ne suis pas née
Je ne mourrai pas
Car je ne suis
Rien
Mais s’il vous plaît
Ne me marchez pas
Sur l’orteil.
22 février
Si mu est l’esprit, la conscience, alors c’est le rien. Je change constamment – je ne suis pas une seule chose. Je ne suis pas la même qu’il y a dix ans, ou qu’il y a un instant, et pourtant je le suis. Alors où est le je ? Un poisson a la conscience d’un poisson. J’ai la conscience d’une femme du XXe siècle et personne avant moi n’a eu cette conscience. Où est la renaissance ? La conscience change. Si je renais sous la forme d’un poisson, je serai un poisson, pas Maura, mais un poisson. La conscience change. L’action et la réaction, comme un sceau empreint sur le sable. Rien n’est transféré, mais le processus continue. L’énergie ne peut être créée ni détruite, seulement transformée. Qu’est-ce qui est mort, qu’est-ce qui est vivant ? Roshi a dit les premières et les dernières pensées. Ça a un sens. Les plantes et les animaux pensent. Une pierre a-t-elle une conscience ? Est-elle conscience ? Si la conscience, c’est l’énergie, alors tout forme est conscience, et non pas a une conscience. Si nous sommes esprit, au lieu d’avoir de l’esprit… quoi ? … hmmm. Les choses sont-elles mu et u (quelque chose) à la fois ? Les vagues sur l’océan sont séparées, tout en étant dans l’eau. Quand la vague reflue, elle ne disparaît pas, elle cesse d’exister tout en étant. Ce n’est plus la vague mais l’océan, qu’elle était de tout façon. N’est-ce pas cela la mort ? Alors mu est u, et Joshu peut dire que le chien n’a pas la nature de Bouddha.
Le dîner était presque un fiasco. Au dernier moment, Jiko-san a rajouté de la sauce et apaisé mes lamentations.
L’apparition de la première pensée signifie-t-elle le commencement d’une nouvelle vie, puisque la pensée est séparation ?
Roshi a demandé à Jiko de publier l’annonce (pour un nouveau cuisinier). Il change d’avis sans cesse. Il s’est excusé et nous a demandé de cuisiner pendant quelque temps, disant qu’il était bon d’avoir à la cuisine les mêmes personnes qui s’occupent du jardin, puis il a changé d’avis. Jiko et moi étions en train de manger la potée brune de riz collant que nous appelons « jikomochi » et que j’adore, et je lui disais justement que la seule chose que j’aimais plus que tenzo (cuisine ou cuisinier) c’était le jardin. Je ne me réjouissais nullement à l’idée d’épousseter pendant des heures des autels reluisants, nettoyés la veille. Puis Tessan-san m’annonce que mon nouveau travail sera le jardin ! Incroyable. J’exulte.
La forme, c’est le vide. Elle n’est jamais la même, toujours changeante, donc elle n’existe pas, c’est mu ; mais badaboum dans le mur ! Eh, oui : la forme redevient forme.
Ma force vitale prend toujours de nouvelles formes. Chaque cellule naissante de mon corps contient ma force vitale et chacune qui meurt est bien morte. est-ce si étrange que cela se passe dans un nouveau corps ? Pourtant il n’y a pas de « cela ». Rien n’est transféré. C’est pareil avec les cellules. J’ai beaucoup de peine avec cette histoire de mort-renaissance. C’est incroyable. Les cellules se divisent. Et chacune sait ce qu’elle doit faire. Toutes ces choses minuscules, un autre moi, et tout fonctionne ! C’est miraculeux.
Ce à quoi je suis le plus attachée, à quoi je peux le moins renoncer, dont j’accepte le moins le caractère éphémère, c’est moi. (Extrait)
Fin avril
Dans la station de métro d’un quartier minable de Tokyo, je regardais les néons éteints, l’ambiance sordide qui durerait jusqu’au soir. C’est un monde attirant, terrien, brut, vivant, vrai et pourtant complètement faux, sans la moindre prétention de réalité. Des corps, une musique aux rythmes forts et vibrants. J’ai repensé à l’alternative qui s’offrait à moi dès mon arrivée au Japon en novembre dernier : le boulot habituel du professeur d’anglais ne me disait rien. J’étais attirée, soit par le renoncement monastique, soit par la vie des sens. Une âme qui cherche à se livrer ? C’est un hasard ou la providence que le choix monastique soit arrivé en premier. Chacun de ces deux chemins était un quête de libération – des inhibitions, des valeurs appartenant aux autres, de leur éthique puritaine suffocante née de l’illusion d’une promesse à venir. Ou alors la libération spirituelle, mais de quoi ? Cette voie-là était plus nébuleuse. Ceux qui souffrent cherchent à se libérer de leur souffrance, mais je souffre rarement. Ma vie a été merveilleuse, une vie bénie. Qui m’aurait contrainte ? J’ai fait ce que j’ai voulu quand je l’ai voulu. Je suis reconnaissante d’avoir été prise par cette voie zen, car jamais je ne dirais que je l’ai choisie, moi, consciemment, poussée par la ferveur. Je sens maintenant qu’il n’y a plus de retour en arrière possible.
J’ai lu récemment un livre excellent qui fait la distinction entre le samadhi (concentration intense obtenue sans effort) positif et le samadhi absolu. Beaucoup de choses s’éclaircissent. Je comprends le Go Roshi des dokusan et des sutras, ainsi que celui du chosan et de la vie quotidienne. Je comprends pourquoi soji est si important et, dans mon travail à la cuisine, je me suis glissée naturellement dans le samadhi positif.
Quelqu’un a dit que nous devons prendre soin des choses tout simplement parce qu’elles existent. Cette pensée m’a traversée alors que je balayais par terre. Dans le tas de poussières, il y avait seize grains de riz et deux petites choses à pattes qui n’avaient aucun besoin de mourir. Je ne me suis sentie ne bonne ne mauvaise.
Je regarde la montre. Il est 2 heures. Un long moment plus tard je la regarde à nouveau et il est seulement 2 heures. Il est toujours 2 heures. Je ressens une grande paix. (Extrait)