CONNEXION (KAE TEMPEST)

L’apathie, ou la déconnexion, correspond à une absence d’émotion authentique. On fait mine d’être impliqué et attentif à ce qui se passe autour de soi alors qu’on a l’esprit ailleurs. On est accaparé par les préoccupations de la journée à un point tel que les évènements eux-mêmes passent inaperçus ou sont vécus en gros plan ultraréaliste avec un luxe intolérable de détails, comme une menace mortelle.

Tu la sens, cette torpeur en embuscade derrière chaque action ? Ce désir pervers de garder ton calme, de ne pas capituler ? Es-tu du genre à t’imposer des exigences délirantes ? À écouter sans écouter ? À goûter sans avoir le goût ? Est-ce que tu esquives le clash au lieu de le regarder en face ? Tu as l’impression que tout n’est que façade ? Tu avances comme un somnambule sans jamais rien atteindre de concret ? Tu es incapable de cerner tes préférences, tes émotions, et encore moins de les faire primer sur le reste ? Tu te désintéresses de ce qui vient pomper dans tes réserves ?

Quelles réserves ?

Qui es-tu, toi, quand tu quittes la scène ? Quand tu n’as pas de public ? Quand la personne qui partage ta vie, tes parents, tes enfants, tes amis ne sont pas autour de toi ? Quand tu ne vas pas bosser, quand tu ne paies pas tes factures ? Quand tu n’as pas lâché les études, que tu n’es pas accro au crack, que tu n’es pas à la rue ? Quand tu n’es pas fier d’assurer au boulot ? Quand une nouvelle relation amoureuse, une nouvelle coupe de cheveux, des nouvelles chaussures ou un nouveau système de rangement ne t’apportent plus la paix intérieure ? Quand ta boussole morale n’est pas alimentée par les journaux que tu consultes ou par la ligne politique à laquelle tu souscris ? Qui est le toi que tu rencontres au milieu de la nuit, au sortir d’un rêve, convaincu d’avoir entendu un bruit derrière la porte ?

La même personne que tout le monde a en soi.

*

L’apathie est une réaction logique aux assauts de l’époque actuelle. Afin d’y survivre, de conserver un semblant de santé mentale, de fonctionner voire de s’épanouir, l’apathie devient même nécessaire. Cette léthargie qui saute aux yeux dans les transports à l’heure de pointe, quand on fend la foule d’une zone commerciale ou quand on se promène dans un quartier qui s’est récemment embourgeoisé, quand on embrasse sa compagne ou son compagnon tout en pensant à autre chose. Quand on accomplit les corvées abrutissantes du quotidien au bout d’une journée tout aussi abrutissante passée à faire ce qu’il faut pour prolonger notre présence sur cette planète. L’anesthésie fugace de l’ivresse ou des plans cul d’où est banni tout sentiment, de la dope pas chère ou hors de prix. Une apathie permissive, récréative, qui trouve sa récompense dans une hébétude de plus en plus profonde. Une apathie qui consiste à quitter son corps, à quitter son esprit et, dans la foulée, quitter la pièce en déclarant : « La vie continue », « C’est comme ça », « Tu vas pas en mourir », « Faut s’accrocher », « Faut s’activer. » S’activer, toujours s’activer, dans un état de dissociation constante, légère ou sévère. Boulimie d’écrans. Boulimie d’alcool. Boulimie de bouffe. Néant.

Cette apathie, je la connais bien, parce que c’est ma vie.

Ç’a été mon Graal. Longtemps je me suis livré.e corps et âme à cette quête. Ne plus rien sentir. Passer au travers de ce que je vivais au lieu de m’y ancrer. Il m’a fallu quelque chose de dévorant pour m’arracher à la réalité. J’ai choisi la came et l’alcool pour m’affranchir des pressions exercées par mon cerveau et par la société. J’y ai puisé du bon comme du mauvais. L’apathie, ça peut être magnifique. Nécessaire, aussi. Ce qu’il nous faut, c’est de l’équilibre. Lorsqu’une vie dérape et s’abîme dans la déconnexion, ou dans un excès de connexion, on peut s’épuiser à tenter de ressusciter son avatar ou de ré-enraciner ce qui a été déraciné.

(Extrait)

L’écriture ne connaît pas le succès. Elle ne connaît que l’échec, à des degrés divers. Écrire, c’est échouer. Il n’y a rien à retoucher dans une idée. Elle parvient à l’écrivain au détour d’un rêve fébrile et l’écrivain la retient dans son esprit, dans son corps ; elle se nourrit de tout. L’auteur a consacré une vie entière à affûter ses compétences en prévision de cet instant, pour extraire cette idée impalpable, pour qu’elle se diffuse jusqu’à ses mains jadis stériles et jaillisse sur la page. Mais le résultat ne sera jamais parfait. Lorsqu’il se collette avec une idée, l’écrivain l’abîme forcément un peu. Elle ne dure pas éternellement, et quand l’échéance ne peut être repoussée plus longtemps, l’écrivain à bout de course a appris une nouvelle leçon sur ses propres limites qu’il se promet de dépasser la fois d’après. Et lorsque la fois d’après arrive, il se retrouve face à de nouvelles limites, de nouveaux obstacles, de nouvelles embûches.

« Mettre le point final », cela donne à l’artiste l’humilité nécessaire pour repartir d’une page blanche. Des idées, beaucoup, beaucoup de gens en ont. Mais aller jusqu’au bout d’une idée, avec ce que ça implique de souffrance, et se rendre compte qu’on n’est pas outillé comme il faut malgré une conviction en béton armé, une créativité débridée, une technique constamment affûtée et un talent inné, c’est échouer quand même. Tu y as mis tes tripes. C’est sorti de toi, tu as fait un pas supplémentaire vers ta raison d’être. La prochaine fois, peut-être que tu te débrouilleras mieux. Ou peut-être qu’il n’y aura pas de prochaine fois.

C’est la triste réalité de la vie d’artiste, et c’est pour cela que le bon artiste a droit à la déférence et à la considération du public. Malgré la volonté qui le dévore de l’intérieur, la conviction d’avoir quelque chose d’essentiel à dire, malgré cela, malgré la noble flamme de la création qui se consume en lui, il est condamné à l’échec. Il persévère en dépit des ratés et puise une fierté muette dans le fait qu’il s’acharne à échouer et que, avec un peu de chance, pour reprendre la formule de Samuel Beckett, il échoue mieux.

Ce qui distingue un artiste de celui qui rêve d’en être un, c’est l’œuvre achevée. La personne qui déborde d’idées géniales et qui juge ce que les autres produisent à l’aune de ce qu’elle-même se croit capable de produire, alors qu’elle n’a jamais mené un projet de A à Z : voilà le leurre du travail artistique. Tout le monde est certain que c’est à sa portée, tout le monde sauf ceux qui mettent les mains dans le cambouis, qui savent que c’est pour eux une nécessité absolue et qui, pourtant, ressortent à chaque fois plus convaincus de leur impuissance. Ici prennent tout leur sens les vers brillantissimes de Czeslaw Milosz : « J’ai tu ce que j’aurais dû dire. J’ai distillé brume et chaos. »

(Extrait)

« Connexion » de Kae Tempest aux Éditions de l’Olivier (traduction de l’anglais par Madeleine Nasalik).

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