KIZU (MICHAËL FERRIER)

Je vivais dans ce monde et je n’en avais pas d’autre.

Je rangeais mon existence dans les tranches arithmétiquement disposées sur les pages quadrillées de mon agenda. Je voyais les semaines s’étoffer d’obligations en tous genres, réunion de travail, anniversaire, restaurant. Des forêts de chiffres et d’horaires se dressaient au seuil de chacune de mes journées : c’était une vie bien remplie.

Je ne me moquais pas de cette existence de contraintes, de ce rythme de métronome : mes gestes trouvaient sinon un sens, du moins une justification au sein de cet emploi du temps si régulièrement aménagé. Lorsque je faisais quelque chose, c’était parce qu’il fallait le faire, c’était inscrit en toutes lettres sur la blancheur du papier, et c’était moi qui l’y avais tracé. Je ne tenais personne pour responsable de ma fatigue, ni de ma soumission. J’avais cette dernière pudeur de ne pas me plaindre, puisque cette vie, finalement, c’est moi qui l’avais choisie.

Il y avait les trajets dans le train surchargé, les horaires inflexibles et le regard toujours baissé des gens. Dans le métro, dans le train, les hommes et les femmes qui se frôlent et ne se touchent pas, les gens qui circulent mais ne voyagent pas. Parfois, la façade craquait, j’attrapais un visage qui n’en pouvait plus, la commissure d’une lèvre déchirée par l’aveu d’un soupir, une ombre qui passait sur une paupière close.

Il y avait aussi les sons qui enveloppent la vie, et l’éloignent de nous pour la fondre dans un bruit indistinct. La voix de haut-parleur nous recommande de faire attention, de ne pas franchir la ligne jaune, de respecter le carré bien tracé de la zone fumeurs, de ne pas s’approcher de la bordure du quai : ces lignes sont l’envers des fissures, leur calque fidèle et rassurant.

Le matin, je prenais avec des millions d’autres les transports en commun pour me rendre au travail. Emportés par le train dans le grondement des roues, nous siégeons résignés dans le wagon du temps. À chaque station, le conducteur nous rappelle la destination finale et nous remercie d’être là (avouant ainsi qu’il s’agit d’une effort surhumain), il nous indique le côté de la descente et nous demande de ne rien oublier. Ce qu’il nous intime, de sa voix douce et posée, c’est de ne rien changer à notre vie quotidienne, de ne la troubler d’aucune manière.

De temps en temps, la voix se trompe : « Ce train est à destination de Hakone-Yumoto … », mais elle rectifie presque instantanément « non, excusez-moi, de Yugawara », comme si l’erreur même faisait partie du programme, comme si la faille était intégrée à ce fonctionnement aberrant. (Extrait)

Kizu de Michaël FERRIER aux Éditions Arléa.

2 réflexions sur “KIZU (MICHAËL FERRIER)

  1. Salut Daniel, j’ai l’impression que ça fait longtemps que je n’ai pas laissé de commentaire sur ton blog. Est ce que ce billet est un ancien billet d’une précédente version de ton blog (kikoeru?), car il me semble être parti à la recherche de ce bouquin après avoir lu un billet dessus sur ton blog. Je ne l’ai malheureusement pas encore trouvé à Tokyo dans les quelques librairies vendant des livres français. Cette idée de fissures dans la ville m’intrigue et j’apprécie l’écriture de Michaël Ferrier. A plus.

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    • Salut Frederic et bien oui tu as bonne mémoire il y a qqes années j’avais déjà présenté ce bouquin sur le blog, mais j’ai fait une purge de beaucoup d’articles que je pensais inutiles ou mal écrits . Donc il s’agit d’une nouvelle présentation avec uniquement un extrait. Et ce petit livre est une merveille. J’ai eu par la suite l’occasion de lire d’autre textes de cet auteur mais de loin ce livre est mon préféré.

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