Les jours immenses, indifférent aux brûlures de l’été il traverse la ville avec des bottes de sept lieues. La fournaise de juillet qui épuise les corps des vivants s’acharne à le freiner dans sa course mais il ne s’arrête pas, sait-il qu’il doit se soumettre comme les autres à l’évaporation du liquide ? Il traverse les arrondissements le plus souvent sans bus sans métro, laissant aux hommes et aux femmes anéantis par l’absence de l’air le soin de se réfugier sous les climatiseurs des galeries souterraines pour y attendre des jours meilleurs.
La ville se dilate comme une peau qui respire, elle rend à dessein ses contours flous, ses distances inconnues, décourage ceux qui voudraient la quitter lui échapper. La ville est un corps possessif, une âme jalouse, exclusive, presque féminine, pleine de tendresses aussi. Sur cette peau il le sait, commencent autant de chemins devant ses yeux qu’il en existe juste sous ses pieds. Mais la multitude des itinéraires ne l’inquiète pas, il ne suit qu’une seule route. Le chemin qui est en lui.
Les jours immenses la ville lui murmure des rendez-vous. De modestes rendez-vous en regard des étoiles mais il aime à penser que par un jeu de résonnances mystérieuses il est attendu, dans certains lieux à certaines heures, un peu comme un électricien d’un genre particulier dont on espère enfin la visite pour reconnecter entre eux deux fils dont il ne saura pas l’usage.
À la recherche de Suzuki. Deux adresses griffonnées en japonais sur un morceau de papier plié. Quartier d’Ochanomizu, il dévale les rues et à chacun de ses pas les rues s’étirent un peu plus. Il est encore tôt dans la matinée mais déjà la chaleur revient pour prendre aux hommes, aux femmes, aux animaux et aux plantes le peu de fraîcheur qu’ils ont réussi à soustraire à la nuit.
Il est assis devant les grilles d’une université sous arbre maigrelet qui n’a pas d’ombre. Les étudiants, de leurs pas pressés, entrent dans les bâtiments et aucun ne lui prête la moindre attention. Il s’est arrêté là pour écouter la voix féminine d’une barrière automatique qui s’adresse aux visiteurs à l’entrée du parking souterrain de l’université. Il prend le temps de régler son micro ZOMM H2N pour enregistrer des mots japonais dont le sens lui échappe. L’enthousiasme et la fraîcheur de cette voix mécanique lui fait simplement du bien. Il aimerait peut-être qu’elle s’adresse à lui. À bien y penser, il aimerait qu’une femme le remarque et s’adresse à lui avec les mêmes intonations dans sa voix et surtout en prononçant les mêmes mots.
À la recherche de Suzuki donc. Il se demande combien de personnes portent ce nom dans ce pays. Probablement beaucoup, des dizaines dans cette rue et à cet instant, des dizaines de milliers dans la ville. Mais le Suzuki qu’il recherche est unique.
Il est maintenant onze heures, sur les trottoirs les commerçants alignent leurs marchandises. La première adresse le conduit à la devanture d’un magasin de guitares. Timidement il s’approche du comptoir et tend son papier froissé à un vendeur. Surpris et embarrassé, le jeune homme tient le papier devant ses yeux et réfléchit en marmonnant « Suzuki mmmmmh Suzuki mmmmmh … », mais réalisant qu’il ne pourra sans doute pas se faire comprendre d’un étranger, il quitte sa place derrière le comptoir et sort de la boutique pour lui indiquer une première direction puis une seconde direction qui semble passer par-dessus la première le tout à grand renfort de mouvements de bras.
L’air est devenu irrespirable dans les rues. Les indications du vendeur sont confuses dans son esprit. Il s’arrête. Ne sait plus. Il ne trouvera jamais Suzuki par ici. Ça devait être une fausse adresse. Il se rappelle encore leur première rencontre dans une boutique d’Akihabara où il s’était réfugié après avoir trop longtemps marché autour de la gare, il n’en pouvait plus des publicités de mangas et de jeux vidéo sur les immeubles, pareil pour les adolescentes habillées en soubrettes qui lui tendaient des flyers. Ce jour-là la présence de Suzuki l’avait recentré et rassuré, ils étaient devenus des amis inséparables du moins par la pensée.
Il revient sur ses pas. Passe à nouveau devant l’université et s’assoit sur le même banc sous le même arbre. La barrière du parking remercie toujours les visiteurs avec élégance et sans aucun signe de lassitude dans la voix. Au passage de l’automobile elle gratifie le conducteur de ses mots pleins de prévenance et de douceur dont il ne peut saisir que la formule de politesse finale. Il songe qu’il s’agit peut-être d’une poésie offerte aux usagers du parking pour que leur journée soit meilleure.
Couché sur ma natte – je souffle la fumée du tabac – jusqu’à la voie lactée
Mais ça ne peut pas être ça. Les conducteurs conservent leurs mines renfrognées derrière leurs pare-brises. Peut-être n’apprécient-ils pas la poésie ? Ou peut-être que la poésie du jour est mal choisie ?
Au bord de la rivière – un papillon endormi – sur le cul d’une marmite
Qui a la responsabilité de choisir la poésie du jour ? Il se demande aussi si tous les parking de la ville récitent le même haïku ou bien les choix sont-ils différents selon les arrondissements ? Tokyo est résolument poétique et à chaque instant. Et les images de la veille lui reviennent en mémoire. C’est vers la fin d’après-midi qu’il était tombé sur cette fille qui vendait du café dans une caravane métallique dans une rue de Harajuku. Malgré le ciel menaçant et les premières gouttes de pluie il s’était attablé devant la caravane pour boire un café. Mais surtout pour regarder la fille. Il était le seul client et c’est peut-être pour lui qu’elle avait mis un CD. Il écoutait la musique en observant très loin au-dessus de sa tête les masses nuageuses qui ajoutaient leur noirceur aux prémices de la nuit.
Avant de partir il avait eu le courage de questionner la fille sur le nom du groupe qu’elle écoutait. Et la fille avec un grand sourire avait dit Ikousou. Il avait voulu savoir si l’artiste était japonais. Elle avait dit simplement U.K et il n’avait pas osé lui en demander plus. Ce nom ne lui évoquait absolument rien. Laborieusement il avait inspecté les bacs de CD des rayons de la Tower Records à Shibuya en commençant par la lettre A. Il ne savait pas ce qu’il devait chercher, Nick Cave … Ikousou … The Bad Seeds … Ikousou … Il se précipita sur la lettre i, commença à fouiller et comprit aussitôt son erreur. La voix de la fille dans sa caravane en métal, son sourire, son souffle, la prononciation japonaise, à la vitesse d’une étincelle il comprit que ce n’était pas un i mais un x. Et comme par miracle, à la lettre x parmi un choix restreint, il y avait The XX. La poésie est partout.
Sur son papier plié une autre adresse où il peut éventuellement trouver Suzuki. Retour à Shibuya par la ligne Yamanote, encore un magasin de guitares. Il grimpe un escalier étroit pour se retrouver dans une large pièce ensoleillée, un homme vient à sa rencontre, un peu gêné de la présence de cet étranger dans son magasin. Avec son vocabulaire japonais approximatif il explique à l’homme combien il est important pour lui de mettre la main sur Suzuki. Et contre toute attente l’homme semble comprendre l’importance du moment mais il dit en s’excusant que malheureusement il ne travaille plus avec Suzuki. Pour lui rendre service comme on aime à le faire au Japon, l’homme cherche sur un ordinateur portable des adresses et plusieurs fois décroche son téléphone pour questionner de mystérieux interlocuteurs, parfois dans les échanges il prononce le mot gaijin en retenant son rire.
And every day – I am learning about you – The things that no one else sees – And the end comes too soon – Like dreaming of angels – And leaving without them – And leaving without them
Yamanote line encore. Il regarde la feuille que l’homme a aimablement imprimée avec la promesse que Suzuki l’attendrait à cette adresse. Le plan le ramène au début de son parcours dans la même rue du même quartier. Ochanomizu, fournaise de la fin d’après-midi, les étudiants quittent l’université et les employés se dirigent vers les métros. Tous reviendront demain. Le film se rejouera. Il pense que tout cela n’arrive que parce que nous avons un jour émergé de l’océan et que demeure imprimée quelque part en nous la respiration sacrée de notre matrice primordiale, le flux et le reflux des marées.
Les indications sur le plan le laissent perplexe face à une petite porte donnant sur la rue. Une porte d’ascenseur. Avec appréhension il déchiffre les inscriptions à côté des boutons, hésite et appuie sur le 2. Lorsque la porte s’ouvre à nouveau il sort de la cabine et avance religieusement dans une grande salle où un petit homme s’affaire derrière un comptoir. Il n’y a aucun son, l’homme fait ses comptes sur un cahier et n’a peut-être même pas remarqué son entrée. Mais peu lui importe. Soudain il n’est plus à Tokyo, il a rejoint son rendez-vous, était-ce un ascenseur pour le paradis ? De droite à gauche, de haut en bas, Lee Oskar, Hohner, Fender, et aussi l’harmonica diatonique de ses rêves, un Suzuki lui sourit de toutes ses dents.
(Haïku de Kobayashi Issa )