J’ai envie de te raconter que cette année-là je vivais des nuits d’épouvante dans ma petite chambre de la maison de Koshigaya. Le mois de juin était chaud, humide et chaque fin d’après-midi je redoutais l’approche de la nuit. Appréhension de soulever le moindre objet, angoisse de déplacer une chaussure, sueur froide à rester assis devant l’ordinateur, m’efforçant de ne pas penser à ce qui très certainement était en train de grimper sur le mur dans mon dos. Éteindre la lumière, m’efforcer de sombrer dans les limbes, ne pas écouter les bruits de pattes et les grattements infimes …
Cette année-là un journaliste de la NHK était passé en visite à la maison de Koshigaya et il avait souhaité m’interviewer. En parallèle de son job ce jeune homme animait un site internet consacré à des portraits d’étrangers résidants à Tokyo, mon projet de rencontres artistiques semblait l’intriguer. J’avais esquissé pour lui avec peine et avec mon mauvais anglais, une présentation de mon travail qu’il avait poliment écouté. Alors lui est venue cette envie de me présenter une artiste franco-japonaise qu’il avait lui-même interviewée quelques jours auparavant. C’était à mon tour de dresser l’oreille.
Nous nous étions donnés rendez-vous en début de soirée dans le Golden Gai de Shinjuku. Il tenait absolument à me présenter Maïa Barouh. Je me souviens qu’à l’énoncé de ce nom j’ai pensé que vraiment rien n’est impossible quand on a trouvé le chemin qui est fait pour nous. Sauf que, dans le minuscule bar Tokyoïte où Maïa avait ses habitudes elle n’était pas ce soir-là et on nous dit que la veille elle était déjà repartie pour la France. Notre soirée pourtant se poursuivie au comptoir d’un autre bar La Jetée que je découvrais à cette occasion ratée, le fameux bar mythique La jetée qui à cette heure était encore désert, à l’exception de Tomoyo la gérante qui me fit la conversation en français quand mon journaliste s’endormi profondément, la joue collée sur le comptoir et sans m’avoir interrogé de la moindre question. Tomoyo écoutait un album de Jeanne Balibar et derrière elle comme l’avait écrit Yves Simon dans sa manufacture des rêves, s’étalaient les bouteilles de whisky aux étiquettes dédicacées par les plus grands réalisateurs du cinéma mondial. Nous avons parlé de Yves Simon et de chansons françaises.
Cette année-là j’avais envoyé un mail sur le site web de Yves Simon « J’écoute avec mes écouteurs votre chanson Basquiat dans les wagons de la Yamanote, la nuit est tombée sur Tokyo et le métro s’envole » il m’avait aimablement répondu qu’il aimait beaucoup Tokyo. De retour de mon expédition à Shinjuku je lui adressai illico un autre mail et lui parlai de Tomoyo, il me répondit à nouveau « C’est Chris Marker him-self qui m’a emmené pour la première fois à La Jetée ».
Cette année-là aussi j’ai commencé à comprendre que je ne devais surtout pas me lancer à la poursuite de mon rêve, mais le laisser m’approcher, me laisser inviter par lui et le plus important : le suivre là où il m’emmènerait.
Cette année-là je passai toutes mes nuits dans les bars avec un verre d’alcool posé devant mes yeux jusqu’aux premières lueurs de l’aube. Le soleil me raccompagnait jusqu’à ma petite chambre et les cafards se cachaient sous les meubles. Cette année-là j’en ai attrapé plusieurs, des gros et des rapides.
Cette année-là une nuit au comptoir d’un pub, il y avait ta maman.
Sur l’acrylique
Basquiat a mis
Son corps à nu,
Ses rêves tordus