Voici plus de vingt ans j’ai commencé à étudier et à pratiquer le zen dans un esprit de cupidité et d’autosatisfaction rapaces. Je me suis aussitôt mis à lire des centaines de livres sur le sujet, presque tous contemporains et imprégnés d’une authentique médiocrité. Nulle part il n’existait un organisme vivant plus autoréférentiel que moi, patate ignorant sa nature de patate.
Bien sûr, les années ont vite passé, sinon brutalement. Je pratiquais parce que j’aime la vie et que cela me semblait la meilleure des manières pour moi d’aller au cœur des choses. Nous sommes davantage que des mouches en train de crever dans un chiotte, même si nous sommes aussi cela. Il y a des centaines de manières de glisser d’un coussin, mais une seule de s’y asseoir. Le zen est le véhicule de la réalité et je le trouve autant chez Wordsworth que dans les textes du Chan. Comme je l’ai déjà dit, il est facile de prendre la plomberie pour le fleuve. Nous autres Occidentaux ignorons volontiers nos traditions littéraires, tandis que les adeptes orientaux du zen ont toujours été industrieux et syncrétiques, désireux de serrer contre leur cœur la poésie, Confucius et le taoïsme. Difficile de trouver un meilleur kôan que le passage ou Achab, confronté à la blancheur d’une baleine, contemple deux océans de part et d’autre de l’énorme tête.
D’après Ikkyu est né quand Jack Turner m’a fait connaître Le Livre de Tung-shan et le récent Maître Yunmen publié par Urs App. C’était pour moi une période sombre et je passais beaucoup de temps à lire. Ces livres m’ont secoué et affranchi du supplice oppressant et abêtissant que nous appelons le succès matériel. Malgré tout, nous ne nous nourrissons pas d’essences abstraites, mais de pratique – selon l’argument décisif de Yunmen, entre mille autres tout aussi bouleversants. Moi qui suis né bébé, que sont ces centaines de vêtements que je porte à ma guise ?
Le lecteur se souviendra bien sûr que je suis poète et que nous divaguons volontiers dans ces parages où la vie est davantage qu’elle ne semble être. Je ne me prends en aucun cas pour un bouddhiste zen, étiquette trop commode et inepte, doublée d’un sévère obstacle pour un homme toute sa vie obsédé par l’art plutôt que par la religion. Robert Aiken Roshi, par exemple, est bouddhiste zen. Moi, je suis toujours un imbécile. Au début de l’adolescence, je me suis gavé de théologie protestante et je remarque, selon les termes de Coleridge, que telles des araignées nous filons la toile du mensonge par notre gros cul flasque, qu’elle s’autorise de Jésus ou du Bouddha.
La pratique procède néanmoins par accumulation et quelles créatures zen m’ont ainsi ouvert les portes ? Peter Matthiessen, Gary Snyder, Kobun Chino Sensei, Bob Watkins, Dan Gerber et Jack Turner, parmi les plus importants.
Il est tout à fait indifférent qu’on voie dans ces poèmes les portes d’un dharma légèrement souille ou de simples poèmes. Fleurs du vide, ils vivront ou mourront selon leur densité spécifique. Ces poèmes furent écrits dans cet intervalle discret décrit de manière si poignante par Tung-shan :
Évite sincèrement de chercher sans
de peur qu’il ne s’éloigne de toi.
Aujourd’hui je marche seul,
pourtant je le rencontre partout.
Il n’est nul autre que moi,
mais je ne suis pas lui.
Il faut le comprendre ainsi
afin de se fondre avec le TelQuel.
Pour écrire un poème il faut d’abord fabriquer un crayon qui écrira ce que vous voulez dire. Pour le meilleur comme pour le pire, c’est l’œuvre d’une vie.
Mon zabuton sert aussi de lit à ma chienne.
..Rose y
dort, mu jusqu’au bout des poils. Aperçue
au clair de lune ; sa mince silhouette blanche
..lovée
sur le coussin vert, tremblant de rêves de cailles.
Elle me sent, ouvre un œil, agite la queue une
..fois.
Se rendort. Au réveil, elle est si éveillée
..que j’ai honte
de ma danse en eau tiède, de mon long séjour
..devant l’âtre.
Le moine a quatre-vingt-sept-ans. Ses pieds
..n’ont plus
de graisse pour les protéger des pierres.
Il a oublié son chapeau, agrandi au fil des ans.
Près du ruisseau il voit une femme rencontrée
cinquante étés plus tôt, toujours jeune fille
..à ses yeux.
Une fois de plus ses mains tremblent
quand elle lui tend une tasse remplie d’eau.
Extraits de : Préface pour « D’après Ykkyu et Autres poèmes (1996) » publiés dans un livre merveilleux que je ne me lasse pas de trimballer dans mes balades nature « Une heure de jour en moins » Poèmes de JIM HARRISON Traduction Brice Matthieussent – Editions Flammarion.