
« Les quelques traits qui composent un caractère idéographique sont tracés dans un certain ordre, arbitraire mais régulier; la ligne, commencée à plein pinceau, se termine par une pointe courte, infléchie, détournée au dernier moment de son sens. C’est ce même tracé d’une pression que l’on retrouve dans l’œil japonais. On dirait que le calligraphe anatomiste pose à plein son pinceau sur le coin interne de l’œil et le tournant un peu, d’un seul trait, comme il se doit dans la peinture alla prima, ouvre le visage d’une fente elliptique, qu’il ferme vers la tempe, d’un virage rapide de sa main; le tracé est parfait parce que simple, immédiat, instantané et cependant mûr comme ces cercles qu’il faut toute une vie pour apprendre à faire d’un seul geste souverain. »
(Extrait de La paupière – l’empire des signes – Roland Barthes).
Tout cela tiendrait donc à un détail. Glissé dans les interstices de nos jours. Il y a quelque chose à comprendre. J’en ai toujours eu la conviction. Et ce qui doit être compris doit être simple, il ne pourrait en être autrement. Car si cette chose était un tant soit peu compliquée, elle ne serait pas accessible à tout le monde et de ce seul fait, ne serait pas valable. Une imposture. La chose essentielle doit être comprise par tous. Justement parce qu’elle est d’origine essentielle… Elle fait sens pour chacun de nous.
Nous étions sortis pour aller donner du pain aux canards sur le lac derrière chez nous. Ma fille laissait trainer ses yeux aux pieds des gouttières sur le trottoir qui longe notre immeuble. C’est elle qui a vu le livre, l’a ramassé et me l’a tendu. Il attendait là, dans un interstice, un renfoncement au pied d’un tuyau d’écoulement des eaux. Le Guide Marabout du karaté de Roland Habersetzer.
Quarante ans plus tôt, j’avais fait de ce livre une bible. J’avais donc quinze ans et je m’entrainais secrètement devant le miroir de ma chambre, à des postures improbables, copiant les petites photos noir et blanc. Mais pour moi, la plus grande richesse de ce livre, c’était la dernière page qui donnait des références bibliographiques. Le monde du Zen de Wilson Ross, Les essais sur le bouddhisme zen du professeur Suzuki. J’avais commandé ces bouquins au libraire du coin, sous le regard un peu sceptique de mes parents. Les quelques photos de jardins de pierres et de moines en méditation m’envoyaient vers le cosmos et je m’appliquais à lire et à relire les pages de ces livres sans rien y comprendre.
Ensuite, j’avais dû vieillir et Le Guide Marabout du karaté depuis longtemps, s’était perdu dans un déménagement. Mais ce samedi matin, sur le chemin du lac aux canards, le voilà ressurgi devant mes yeux avec la même couverture, les mêmes pages jaunies et humides. Je tenais ce vieux livre entre mes mains, abasourdi, ma fille me souriait, ravie de sa découverte, les images commençaient à affluer …
Mon souvenir le plus ancien, j’avais douze ans, le cours du soir de karaté dans le gymnase de la commune où nous vivions, des hommes en kimonos blancs impeccables avec des plis sur les manches, ils crient très fort en répétant un kata. Mon père et moi, timidement assis au fond de la grande salle. Nous sommes terrorisés, mon père ne dit rien, il n’insiste pas pour parler au professeur et je n’aurai jamais le courage de m’inscrire dans ce cours, pourtant j’en rêvais.
Quelques années plus tard, j’ai 16 ans et ma nouvelle rencontre avec l’Asie s’incarne dans le visage de Philippe. Il est vietnamien, ainé d’une famille de réfugiés boat peoples installés près de Nogent Sur Marne, nous partageons les tables du lycée et aussi la table familiale quand il m’invite chez lui pour le déjeuner. Je découvre alors les saveurs de la cuisine asiatique en même temps que les baguettes de bois, les nouilles instantanées et aussi le kung-fu qu’il avait pratiqué au Vietnam avant l’exode. Mais ce que je découvre surtout, sans en avoir conscience, c’est un tout petit détail qui va guider mes pas jusqu’à aujourd’hui : la paupière de l’Asie.
Les yeux de Philippe avaient ce pouvoir de me mettre en confiance, presque sous hypnose, je pense que je n’avais jusqu’alors rien vu de plus beau qu’une paupière bridée. Depuis, je n’ai eu de cesse d’aller à la rencontre d’hommes et de femmes asiatiques, ils m’attirent à eux comme la lumière avec le papillon, j’y entrevois d’abord des ténèbres mais ces ténèbres m’apaisent, se révèle ensuite une lueur qui me semble familière.
Philippe et ses histoires de tigres et de dragons me firent donc tout naturellement dériver vers la Chine, d’autant plus qu’il m’ouvrait les portes d’une existence nouvelle, les cinémas asiatiques du 13ème arrondissement entre les métros National et Chevaleret qui jouaient de vieux films des studios de Hong-Kong en version chinoise sous-titrée en vietnamien et re-sous-titrée de deux ou trois mots de français. Les salles de cinéma remplies de familles et du nouveau-né jusqu’aux grands-parents, chacun riait et criait à tue-tête en suivant l’action sur l’écran. Ensuite il m’entrainait dans les appartements des grandes tours de la Porte de Choisy où il allait prendre livraison de sacs pleins de nems et autres beignets de crevettes fabriqués par les familles pour être revendus dans les boutiques de traiteurs parisiens. Je restais sur le pas de la porte, à observer une vie qui m’était totalement inconnue. J’étais entouré de vieillards et d’enfants qui ne semblaient pas me prêter attention, mon oreille s’habituait à la musicalité de leur langue. Dans Paris je courrais littéralement derrière Philippe. Il venait à peine d’arriver en France, mais il connaissait déjà les rues, les métros, les cafés, les pièges à éviter et les mauvais coups à fuir et moi je n’étais jamais sorti de chez mes parents sauf pour aller au lycée ou pour promener mon chien en forêt.
Tout naturellement, je choisis quelques années plus tard de me passionner pour la Chine. En fait à cette époque, le Japon était totalement absent de nos références culturelles. Cuisine japonaise inconnue, cinéma japonais inconnu, littérature japonaise inconnue, du grand public évidemment. Pour la grande majorité des Français, les asiatiques étaient tous des Chinois.
Paris, onzième arrondissement, le Gymnase de la Cour des lions et le cours de kung-fu de ce merveilleux professeur qu’était Jacques Chenal. Et parce qu’il n’était pas asiatique, il n’y avait bien évidemment aucun asiatique dans son cours. Mais l’esprit était au rendez-vous. Je me suis senti propulser au cœur de la forêt du monastère des moines Shaolin. Je commençais enfin à rêver en grand format. Ce n’était plus du cinéma, je faisais du kung-fu pour de vrai et je commençais à m’interroger sur la philosophie du taoïsme. J’ai eu la chance de poursuivre ma formation auprès de Jean-Michel Fauvergue, qui m’a tellement apporté, notamment en me donnant le goût et l’opportunité d’enseigner aux enfants et plus tard aux adultes. J’ai suivi les cours de Jean-Michel pendant dix bonnes années.
J’étais donc sur un rail assez confortable, tout s’organisait pour que je m’installe au sein d’une fédération reconnue, un premier dan et puis un diplôme d’instructeur fédéral, pourtant à un petit détail près, il me manquait sans doute quelque chose.
Peu après l’obtention de ma ceinture noire, je fis la connaissance au Centre de la danse du Marais, d’un asiatique qui enseignait le tai-chi-chuan au milieu des danseurs. Chaque mercredi soir, nous nous retrouvions de plus en plus nombreux à suivre son cours dans une petite salle sous les toits de Paris, des sonorités de jazz, de tango, de musique arabe couraient dans les étages, toutes les salles étaient occupées par des danseurs pendant que nous nous efforcions, consciencieusement, à demeurer immobiles comme des arbres.
Le petit détail fut cette fois, non seulement la paupière de ce japonais qui nous regardait bien plus intensément que nul ne l’avait fait auparavant, mais également ses index qu’il pointait tranquillement vers nous pendant qu’il nous faisait tomber avec un sourire. Contre lui nous ne pouvions rien dans cet exercice bien connu du tai-chi, la poussée des mains, pour lequel il excellait. C’est avec malice, qu’il nous invitait à donner tout ce que nous avions pour tenter de le déséquilibrer. Puis, constatant notre essoufflement, son index s’avançait vers nous et nous tombions à la renverse, heureux d’être témoins de ce que d’autres, ne croyaient pas être possible.
Avec maître Shigeru Uemura, nous rêvions en grand. En fait, je peux même le dire ainsi, nous avons été conduits aux portes de nos rêves. Tous. Boxeurs, karatekas, aïkidokas, danseurs, thérapeutes … Peu importait notre histoire ou notre appétit, il prenait la suite et nourrissait la demande de chacun. Notre histoire, étonnamment, trouvait une suite en croisant la sienne. Il y avait bien évidemment de notre part beaucoup de fantasmes dans tout cela, mais cet homme fut pour moi un maître, je n’en douterai jamais, ma vie a basculé quand je l’ai rencontré, il n’a jamais cherché à m’asservir, il m’a simplement rendu plus libre en aiguisant mon regard sur le monde. Notamment sur le monde des arts martiaux. Nous apprenions avec lui le Tai-chi-chuan et le I-chuan, ensuite après quelques années de préparation à étudier le mouvement dans son essence il nous enseigna le Ju-Jutsu, le Ken-Justu et le iaï-jutsu. Tout cela je l’écris comme autant de souvenirs qui me font sourire aujourd’hui. Il va sans dire que mon niveau dans ces domaines, bien que j’y mit toute mon énergie, n’aura jamais été remarquable. Mais quand bien même mon niveau était médiocre, j’ai rencontré de belles personnes, j’ai goûté, j’ai vu, j’ai écouté et parfois même j’ai pu comprendre quelques détails.
Je fus donc remercié par les dirigeants de la Fédération qui me suspectèrent plus ou moins d’appartenir à une secte dirigée par un gourou japonais. Sauf que, quelques années plus tard, bien des enseignants officiels et diplômés d’État de différentes disciplines, croiseront sa route et se formeront eux-aussi, en toute discrétion, auprès de ce japonais mystérieux. Les dirigeants me retirèrent mes cours hebdomadaires de kung-fu et de tai-chi, je n’avais plus le droit d’enseigner dans cette association, mais quelques-uns de mes élèves me suivirent tout de même dans les jardins publics parisiens où je continuais été comme hiver à enseigner. J’étais à mon tour devenu un instructeur. J’en prenais la responsabilité et j’y pensais souvent. Parfois avec arrogance, parfois avec inquiétude. Certains de mes élèves auront suivi mon enseignement pendant près de vingt années.
Je suis resté auprès de maître Uemura quinze années, intensément, avec passion, c’est à dire du lundi matin au dimanche soir, en fait je ne vivais que pour ça, je ne pensais qu’à ça, je ne parlais que de ça, j’ai dû, maintenant que j’y pense, saouler pas mal de gens avec cette obsession.
Ensuite l’occasion s’est présentée … Deux élèves du cours m’ont proposé de les accompagner au Japon pour y rencontrer le maître de notre maître. je suis resté sans voix, le Japon … Moi, aller au Japon ?
A cette époque également, une autre rencontre fut significative dans ma vie, l’école du Kinomichi de Maître Noro Masamichi. Le Dojo de la Fontaine dans le 10ème arrondissement, avec le sourire ô combien célèbre de Maître Noro. Dans chacun de ses cours il demandait à ses élèves leur plus beau sourire. Il fallait sourire et peu importait notre état d’âme, il fallait sourire large, immense, pour soi, pour les autres. Il enseignait l’art martial du sourire.
2001, nous voilà partis, trois petits français, pour un mois au Japon. Première rencontre avec Tokyo et avec l’enseignement de l’école du Shinbukan du maître Tetsuzan Kuroda. La claque. Le sentiment d’avoir enfin accosté sur une terre promise depuis longtemps. Le Guide Marabout du karaté était bien loin de moi, du moins dans les techniques qui m’étaient enseignées. Pourtant, à aucun moment auparavant, je ne m’étais approché de si près de ces énigmatiques dernières pages de mon livre, cette fois j’étais arrivé au pays du bouddhisme zen.
A Tokyo, j’allais donc dans les dojos. J’aimais la solennité de ces espaces dépouillés d’accessoires. Le jour, je m’entrainais au sabre et la nuit je m’entrainais aux alcools forts. Ce fut une période étrange où il me suffisait de changer d’habits pour flirter avec deux mondes opposés. Puis les dojos commencèrent à m’ennuyer et les bars de nuit aussi d’ailleurs. Je ne trouvais finalement le repos de l’esprit que dans les jardins publics tokyoïtes ou dans les cimetières. Le monde des arbres a toujours été pour moi un monde intermédiaire, une zone qui me permet d’opérer une transition. J’ai donc remisé mon attirail de samouraï, qui me pesait depuis bien longtemps sur les épaules et me suis assis sur un banc, sous les cerisiers. Je savais que j’en avais définitivement fini avec cette recherche effrénée du mouvement parfait. Quelque chose en moi en avait décidé ainsi. Alors a commencé une période de bonheur très tranquille et d’observation d’une nouvelle route possible.
Dans les parcs j’étais magnétisé par les visages des enfants. J’essayais assez maladroitement de les saisir en photo tout en restant discret pour ne pas inquiéter les mamans. Le petit détail me séduisait toujours autant. Les visages de ces gosses avec leurs paupières bridées, me faisaient fondre de tendresse. Il est fascinant de réaliser qu’il n’est besoin que de reconnaître un chemin pour que ce chemin se déroule sous nos pas. Il n’y a pas le moindre effort à fournir. Pour l’écrire autrement : Nous reconnaissons le chemin qui nous reconnaît à son tour. J’ignore si je vivrais une autre période dans ma vie où ces conditions seront à nouveau réunies, mais à ce moment, miraculeusement, j’y étais.
D’abord est arrivée une idée d’enfant. Puis l’enfant s’est manifestée. Elle est née de la douceur de toutes ces paupières qui m’ont caressé. Nouvelle rencontre avec l’Asie. Et quelle rencontre ! Je ne me lasse pas de regarder les yeux de ma fille, ce petit détail qui maintenant dans mon quotidien prend tout son sens. C’était bien mon chemin. Maintenant je comprends qu’il s’était annoncé depuis le début, mais la somme d’expériences nécessaires pour apprendre à décrypter un langage auquel personne ne nous a initié est déroutante. Alors on fait des détours, c’est ce qu’on appellera avec un certain orgueil, l’expérience.
Aujourd’hui tout est calme, parfois un peu trop. Depuis quelques années ma respiration est devenue un problème. Le corps demande encore autre chose. J’ai donc rejoint le groupe de zazen du Centre Assise à Paris. J’avais depuis fort longtemps eu l’occasion de lire les écrits du Père Jacques Breton, notamment lors de son hommage au Maître Graf Dürckheim, mais j’ignorais tout de son groupe de méditation. Je les ai rejoints au zendo de la rue Quincampoix, discrètement. Mais là aussi, il en aura fallu des années avant que je n’ose pousser cette porte. Il aura fallu quarante ans. Je ne sais pas pourquoi, puisque c’était mon envie première.
Alors je m’assois en zazen pour de vrai, j’ai encore quinze ans pour de vrai et j’ai mal aux jambes pour de vrai. Aujourd’hui et après toutes ces pérégrinations, je rejoins les dernières pages de mon précieux Guide Marabout du karaté. Pendant l’assise, mon silence ressemble le plus souvent à un marché du dimanche matin avec les cris des camelots qui interpellent le client, immonde brouhaha sous mon crâne, mais je continue tout de même, car autour de moi, j’ai le sentiment d’être regardé et encouragé par des milliers de paupières qui me font comprendre avec bienveillance que mon chemin continuera à se dérouler sous mes pieds aussi longtemps que j’aurai cette envie d’avancer.


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