
Sa promenade au bord de la rivière Sumida n’a en fin de compte rien de rafraichissant, une simple envie de voir de l’eau, de l’eau à tout prix dans la touffeur de l’été, peut-être sentir aussi un peu de vent, mais non, pas un souffle, il suffoque encore. Sur la large promenade aménagée qui s’étire vers l’infini, il ne rencontre personne, travail oblige, alors il marche encore et ne sait plus pourquoi il est venu jusqu’ici. Pourtant il y a bien quelqu’un au loin, une toute petite forme qui grossit lentement et s’avère être un parapluie … avec un homme assis dessous. Un homme dont il ne voit pas le visage, car il à côté de lui sans se retourner, un peu plus loin dans l’herbe il y a ses affaires personnelles, proprement empilées, une petite tente aussi. Tout de suite il pense à ce livre adoré. Poétique de la ville. Pierre Sansot, sociologue, anthropologue, philosophe et écrivain, d’une plume délicate et généreuse. Lisons Pierre Sansot :

Les axiomes de l’homme traqué
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La dérive du jour n’aura pas l’allure d’une dérive nocturne. Au cours de la nuit, l’homme traqué avait le loisir de demeurer en place mais il ne le voulait pas. Il cherchait en vain à divaguer, comme si cette errance pouvait le délivrer de son instabilité intérieure. Durant le jour, le suspect voudrait interrompre une marche épuisante mais il n’en a pas le droit. En effet, s’arrêter devient un acte suspect dans une ville vouée au labeur. Je cesse d’agir, je ne vais nulle part, donc je suis coupable. Qu’on entende bien cette culpabilité !… Elle n’est pas celle d’un homme solidaire du péché originel ou d’un être dont l’existence n’est pas justifiée et qui se sent «de trop», comme on l’a dit. Ce n’est pas non plus la responsabilité que l’on peut m’imputer à la suite d’un acte déterminé. Il faut lui conserver son originalité car elle se distingue des diverses formes de responsabilités métaphysique ou morale ou juridique. Faute de mieux, nous la nommerions urbaine même si elle possède des implications métaphysiques. Dans une ville, je suis tenu d’avoir une utilité et les dimanches me seront concédés sous la forme d’une récompense amère qui prend vite les allures d’un châtiment : voilà donc l’ennui qui j’avais revendiqué et que je prenais pour une forme de plaisir. Les bancs si fréquents dans le village où la place publique est consacrée ostensiblement au rien faire, au bavardage, au spectacle, disparaissent dans la ville. Ils constitueraient une offense aux visées du travail et du profit. Nous voilà donc en présence d’un postulat fondamental : si je m’arrête, je me sens coupable, et si je suis coupable, je voudrais désespérément m’arrêter, pour disparaître, comme on dit, «de la circulation». (Extrait)

La dérive de l’homme traqué dévoile la ville
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Il apparaît dès maintenant que l’inhumanité de la ville se manifeste à travers l’inhumanité qui est faite à l’homme traqué. Nous savions d’un savoir abstrait que dans une ville appliquée à produire et à consommer, tout a une fonction. Mais l’homme traqué va éprouver cette vérité dans son corps, dans ses jambes, dans sa nuque. Il n’a pas le droit d’opérer une pause, sous peine d’être repéré et enfermé. Certes il s’agit là des traits d’une civilisation tout entière mais ils prennent toute leur ampleur dans la ville où toutes les choses existent en fonction d’un usage, même les ornements destinés à charmer, à choquer, à émouvoir, même ces mannequins et ce gravier dans une vitrine destinés à m’inciter à «commander» au plus vite un parasol et des chaises d’osier. Les façades n’ont plus le droit d’être de pures et inutiles façades : gigantesques portemanteaux auxquels on accroche des enseignes.
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En revanche, dans sa transgression de la loi, il incombe à l’homme traqué de jouer très strictement le jeu de la civilisation urbaine, de manifester les qualités qu’elle réclame : la promptitude, le paraître, l’ingéniosité. Dans beaucoup de romans noirs, il vient un moment où le suspect – fût-il une brute – a besoin de paraître, puisque la ville vit dans l’apparence. Il lui faut raccommoder ses vêtement et aussi son visage, son corps qui ont pu prendre une mauvaise allure à la suite d’un règlement de compte. Le sparadrap, le rasoir mécanique, les pommades cicatrisantes, viennent relayer les armes à feu. Cette ingéniosité est très caractéristique de la condition urbaine. Dans la brousse, ce qui compterait, ce seraient nos cartouches, nos provisions, la distance qui reste à parcourir. Dans la ville, je n’ai pas à construire une embarcation avec du bois mais à conserver à mon pantalon une apparence de pli. (Extrait)

Le fleuve
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Cet axiome possède assez d’ampleur pour expliquer bien des phénomènes. Quand l’homme traqué s’achemine dans une ville vers le fleuve qui la traverse, il le fait parce qu’il ne s’y sent pas exclu. Il a le droit de séjourner sur cette rive un peu sale, avec une herbe jaunie et quelques papiers. Ce qui importe, au-delà de l’accueil des hommes, c’est celui du décor. Les parcs d’un quartier résidentiel nous jugent. Les berges d’un fleuve ont déjà assez de peine à subsister, à vivoter sans nous demander des comptes. Bien sûr, l’on ne saurait négliger la présence d’une eau inutile, fade et qui rêvasse. Que l’on aménage le cours d’eau, qu’il se mette à ressembler à une route à grande circulation – et ce ne sera plus le même refuge.
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Nous allons faire intervenir une seconde proposition à propose de ce fleuve. Si j’arrive à parler, je ne suis plus coupable de m’arrêter. Précisons le sens que nous entendons accorder à cette phrase. Car la parole implique de nombreuses dimensions : parler, c’est sortir de sa solitude, tempérer son désarroi ou, sur un plan intersubjectif, s’apercevoir avec joie qu’autrui vous répond donc qu’il vous comprend et qu’il vous traite comme un égal. Mais dans cette errance de l’homme traqué, la parole revêt une autre signification. Celui qui parle à un pêcheur a le droit de s’arrêter, il paraît naturel qu’il soit là à se reposer, loin de la ruche bourdonnante de la cité. Et il n’a même pas à prononcer des phrases. Le regard en direction du bouchon, l’attente de la prise qui ne se produira peut-être pas, ce sont des équivalents de paroles qui attestent que l’on participe à la scène, mieux : que l’on en fait partie. Si des policiers passent, leurs yeux glisseront sur votre dos comme sur la vareuse du pêcheur, sur les joncs de la berge, sur l’écume de l’eau. Vous êtes sauvé, vous êtes devenu ce brin de nature que la ville admet, comme, pour quelques années encore, elle accepte à sa périphérie, des bouts de mégots, des papiers froissés. (Extrait)

Tout a un prix
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Au fur et à mesure qu’il marche, il découvre que tout a un prix. Il croyait que seules les denrées ou les produits manufacturés s’achetaient. Ils avaient été produits, ils avaient coûté une matière première, du travail, de l’ingéniosité, et il s’était habitué à des prix dont il ne contrôlait pas le bien-fondé. L’étiquette se suffisait à elle-même. Elle proclamait un chiffre qui valait dans l’absolu. Or notre chômeur s’aperçoit que les réalités naturelles ont aussi été confisquées, qu’elles lui sont devenues aussi inaccessibles que des objets coûteux. La pureté de l’air, l’espace dans sa nudité, la lumière, le silence, le jaillissement de l’eau, la spontanéité, et l’offre d’un sourire – tous ces dons du ciel ou de la nature ont comme disparu ou se vendent contre argent comptant. Qu’il franchisse les limites imprécises de la ville, et il retrouvera de nouvelles clôtures qui l’excluront de ce qui est frais et vert. Dans sa marche, il continuera à exister du côté de ce qui est poussiéreux, dur, bruyant, inégal. Il lui faudrait, pour reprendre souffle, racheter ce qui appartenait à tous et aussi à lui-même en tant qu’homme. Il sent monter en lui un mouvement de révolte et aussi de découragement. Tout cela ne devrait pas être et ils sont, sans doute, un certain nombre à la penser – mais qui l’entendrait !… Il apprend à ce moment, la dernière forme de solitude, celle des hommes qui n’arrivent pas à se joindre pour unir leur révolte. (Extrait)
Poétique de la ville ( Extraits du chapitre 11 La dérive de l’homme traqué) de Pierre Sansot aux Éditions Payot.


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