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Clac.
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Les claquoirs ouvrent la porte.
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Zazen. Je ferme les yeux, eux aussi peut-être, pendant quelques secondes, j’entends encore des froissements de tissus, des frottements de peaux, des raclements de gorges. Et plus rien. Mes voisins ont disparu. Ai-je également disparu pour eux ? Silence. L’absence des autres. En définitive, n’est-ce pas ce que je cherche dans cette pratique ? Faire disparaitre le monde. Qu’il ne reste que moi. Moi enfin. Ça y est, je me suis trouvé. Maintenant je ne vais plus me quitter.
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Mais où sont-ils ? Ils étaient là, autour de moi, à ma droite, à ma gauche, devant moi. Ensemble nous avons écouté le chant du bol puis nous sommes entrés. Le chant du bol est une vague qui nous submerge, nous laisse heureux, comme les tortues que la vague vient chercher, heureuses de quitter le sable, nous sommes recouverts par la vibration sacrée, baignés, reconnaissants, emportés par le courant et nous voilà revenus dans les grands fonds.
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Tout de même, ce silence qui me cloître, ce manteau froid qui me couvre. Comment ressentir la présence des autres lorsqu’ils deviennent invisibles à nos sens ? Comment être ensemble quand on ne se voit-sent-touche-goûte-entend pas ? Qu’est-ce qui reste ? Au-delà de mes sens et de mon imagination, qu’est-ce qui reste ? Je veux croire qu’ils sont encore là. Ils ne me feraient pas ça, me laisser seul, s’esquiver sur la pointe des pieds. Ça n’aurait pas de sens, pourquoi feraient-ils ça ? Aucune importance de toutes façons, avec moi-même je ne suis jamais seul. C’est ça, jamais seul car je ne suis pas seulement moi, je suis au moins deux. Dans le zazen il faut être deux, zazen à deux, zazen des Dieux. Qu’est-ce que je raconte ? Je m’égare. Silence. Zazen est une affaire sérieuse.
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Il y a moi et il y a l’autre. Quel autre ? Autre moi ? Il est assis en moi, il est assis tranquillement en moi, je ne le connais pas, pourtant il ne m’est pas totalement étranger, j’ai commencé à ressentir sa présence il y a longtemps, au temps de l’enfance. Il ne s’agite pas, ne s’impatiente pas, ne me juge pas, je ne sais pas comment il fait pour me supporter. Sans doute que là où il se tient assis, il n’a pas à me supporter. Est-il possible qu’il ne me voit pas ?
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J’entrouvre légèrement les paupières, bouts de corps, bouts de mains, bouts de pieds dans les brumes de mon engourdissement, je devrais être rassuré, ils sont bien à leur place, mais qu’est-ce qui m’assure qu’ils sont toujours avec moi ? Zazen nous sépare ou nous rapproche ? Je n’en sais rien, alors j’écoute encore plus fort, curieux du moindre souffle, du moindre gargouillis de ventre, du moindre signe de leur présence. Descendre le souffle. Redresser la posture. Zazen est une affaire sérieuse.
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Je replonge dans l’obscurité. Zazen ressemble à une nage sous-marine dans des plaines abyssales. On ne sait pas ce qu’on va rencontrer. Les vestiges d’un vieux galion oublié ? Descendre le souffle. Encore plus profond. Soudain je pense à un de ces koan que les maîtres zen utilisent pour encourager l’éveil, la maman des poissons elle est bien gentille, mais ce n’est pas un koan. Qu’est-ce que j’ai ce matin ? Je recommence. Redresser la posture et descendre le souffle. Zazen est une affaire sérieuse. Profond. Encore plus profond. Il faut descendre. De profundis clamavi ad te, Domine. Je ne vais pas bien. Quel pagaille dans la tête du mec qui dérape de son coussin. On peut toujours se croire serein mais nos pensées s’agitent comme un banc de poissons évadés de la nasse, des pensées poissons, des poissons-pensées, chatouillés par les remous de l’océan et qui tournicotent autour de nos corps, se cachent dans les replis de nos histoires, ressortent par les yeux évidés de nos masques mortuaires, nous cherchons à les caresser mais ils sont trop agiles, trop rapides, on ne peut jamais les toucher. Alors, nous leur sourions. C’est tout ce que nous pouvons faire. Et les poissons nous reviennent car ils sont curieux et affamés de nos sourires.
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Encore ce koan qui m’obsède, la maman des poissons elle est bien gentille, je m’y habitue, à bien y réfléchir c’est certainement un vrai koan. Le spectacle a maintenant tant de grâce, mes poissons-pensées virevoltent dans un puits de lumière et se mélangent aux poissons-pensées de la voisine, aux poissons-pensées du voisin, elle ne leur fait jamais la vie, ne leur fait jamais de tartine, maintenant je devine où sont les autres, c’est bien eux, c’est bien nous, ça nous ressemble, zazen nous transporte dans les grands fonds pour y entendre le chant mystérieux, le chant du bol, ainsi notre monde et tous les mondes résonnent ensemble pour que frissonnent les écailles de nos poissons.
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Et le maître d’ajouter avec malice : ils mangent quand ils en ont envie, et quand ça a dîné ça redîne.
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zazen.
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(Avec un couplet de la chanson du maître zen Boby Lapointe). Ce texte a été écrit et publié dans la revue du Centre Assise.

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