Devant cette porte

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Devant cette porte, un échange de voix lui parvient de l’intérieur. Il a été surpris par les voix et s’est figé là. Deux voix féminines, une jeune et une autre moins jeune. Des mots japonais, des bruits de vaisselle. Il lui semble comprendre les mots, pourtant il ne peut les distinguer complètement. Pas de voix d’homme. C’est peut-être que l’homme n’est pas encore rentré du travail, les hommes reviennent toujours très tard à la maison, ou bien il n’y a pas d’homme… Aucun son de télévision. Derrière la porte vit une famille qui inévitablement ressemble un peu à la rue dans laquelle il se tient maintenant immobile. Une rue sans rien de spécial. Il s’inquiète qu’on le remarque, là sur le trottoir. Une voiture le capture dans la lumière de ses phares. Il imagine l’étonnement du conducteur. Le silence revient.

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Autour de lui la rue est sordide, pourtant des gens vivent ici. Il pense qu’on ne peut pas être heureux en habitant ici. Parce que c’est moins beau qu’ailleurs et parce que c’est moins cher. La maison n’est pas en bon état, le mur de façade présente des fissures, la toiture aussi est abîmée. De quoi parle la femme avec l’enfant ? Des mots suivis de longs silences, une conversation très japonaise, il sait à quel point le silence dit plus que les phrases. Il n’y a pas d’intensité particulière dans les voix. Ce sont les mots du quotidien, les mots usuels et usés par la répétition des jours. Soudain il comprend ce qu’il essaie de voir malgré la porte.

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Une autre voiture le frôle. Le trottoir est si étroit qu’il le protège à peine. À l’intérieur de la maison on ne dit plus rien, le cadre de la porte laisse passer deux lignes de lumière. Une ligne verticale pour la hauteur de la porte et une ligne horizontale sur le sol. Le bâtiment est petit, seule la fenêtre du rez-de-chaussée est éclairée, les deux fenêtres de l’étage sont dans la nuit. La femme et l’enfant sont devenues silencieuses. Ont-elles deviné sa présence ? Il est normal de deviner ces choses-là. Quelque chose en nous voit à travers les murs. Quelque chose en nous voit tout simplement. Ou bien sont-elles épuisées de leur journée de travail ? Il essaie d’imaginer la fillette assise à la table de la cuisine devant ses livres d’école et la femme assise devant une bière. Mais il n’en sait rien. Il voudrait les voir, être assis à la même table, peut-être leur raconter sa journée, les faire rire.

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Les maisons voisines ont l’air abandonnées. Il doit pourtant y avoir des familles derrière les murs. Il sort une cigarette d’un paquet bien entamé, il aura encore trop fumé aujourd’hui, mais il se dit qu’il faut bien respirer, et fumer aide ses poumons à respirer, à retrouver le mouvement de la respiration, il pense que c’est étrange, tire sur sa cigarette, traverse la rue et s’éloigne de la maison. Il se dirige vers une rangée de distributeurs automatiques de boissons et se colle aux lueurs colorées des cannettes de café et des bouteilles de sodas, se sent en amitié avec cette présence électrique qui ronronne contre son dos. La nuit, les rues n’appartiennent qu’aux machines. C’est pour cela qu’il aime la nuit. Va-t-il retourner devant cette porte ou bien se mettre à courir pour échapper à ce quartier, retrouver les lumières et les corps en mouvements des grandes avenues autour de la gare ? Il ne sait pas. Il est déjà tard. Demain il faudra encore se lever. Avec une grimace il écrase sa cigarette sur le sol devant les distributeurs, sans personne pour le voir, pour le juger. La nuit les libertés sont plus nombreuses. C’est pour ça que les hommes rentrent toujours si tard. Il retraverse lentement la rue, tête baissée, sort la clé de sa poche, ouvre la porte.

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