Le carnet de Minami Senju

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Adossé au mur d’une chambre minuscule, deux heures du matin, des bruits de pneus mouillés sur l’avenue cinq étages plus bas. La saison des pluies commence et il pleuvait à l’aéroport. La chambre mesure trois tatamis, elle est équipée d’un frigo de poche Haier, d’une télé écran plat Mitsubishi, d’un futon, d’une table basse et d’un zabuton, rien de plus. Il se sent comme en cellule.

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Lorsqu’il a vu la photo sur Internet, il a tout de suite su que c’était cette chambre qu’il voulait. L’hôtel est un immeuble de dix étages, pas récent, à l’intérieur les couloirs sont propres et silencieux, il doit pourtant y avoir du monde mais pas un bruit, il ne croise personne.

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Pendant sa première nuit dans la cellule, il a roulé son oreiller pour faire une boule, l’a posé sur le zabuton et s’est assis dessus. À ce moment son cerveau a pensé Je suis assis dans cette chambre et je fais zazen au Japon, immédiatement la même voix a ajouté : Qui est ici ?

 

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Un autre jour. Il se déplace sans s’arrêter, alterne trottoir, métro, nord, sud, le corps traverse les espaces mais à l’intérieur de sa pensée il est totalement immobile, prostré. Dix-huit heures. Retour en cellule.

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Il se demande à quoi aura servi la journée. Tout de même une situation cocasse en matinée, monté dans un wagon de métro vide, il le pensait, mais deux corps étaient étendus devant lui. Deux jeunes hommes endormis, le premier, allongé de tout son long sur la banquette avec ses grosses chaussures noires brillantes, le second plié sur le sol en chien de fusil, un sac à main à ses pieds. Il s’est assis sur la banquette opposée.

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Aux stations suivantes, comportements des voyageurs, stupéfaits, légères moues, contractions, certains écœurés, avec une distance très Japonaise. Ils se contentent de s’asseoir à l’écart ou de passer dans l’autre wagon par les portes intermédiaires. De gares en gares, arriva le moment où la place vint à manquer. Lui, l’étranger, celui qui n’est pas censé voir ça, pour éviter trop de gêne à tout le monde, a fermé les yeux. Somnoler, ne rien voir, c’est plus acceptable pour tout le monde, il en déduit que le problème c’est lui.

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Un autre jour. Dans la cellule. Réveil à cinq heures du matin. L’air encore frais du dehors par la fenêtre entrouverte et les voix des hommes qui attendent le bus juste devant l’entrée de l’hôtel sur l’avenue. Il apprendra plus tard que ces hommes, souvent vieux, sont des travailleurs journaliers, levés tôt pour aller décrocher un travail à la journée, quelque part, peut-être sur des chantiers, un travail pour ne pas être privés des droits sociaux.

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Il refait une boule avec l’oreiller, redresse le dos. Plus tard, dans les rues, il pensera que la posture n’est pas l’entrée du zazen. La posture est un non lieu, nul ne peut y rester. Nul ne peut s’y installer. La posture ne permet pas l’installation, La posture est mouvement, et parce qu’elle est mouvement, elle est en mesure de supprimer toute attente. C’est son rôle. Mais il ne sait pas être sans attente. La posture lui révèle qu’il joue un petit jeu avec lui-même, en arrière-plan de son im-posture.

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La chambre est minuscule mais elle convient au centimètre près. Quand il est allongé sur le futon, il sent les tatamis contre son dos et la présence des murs sur les côtés qu’il peut toucher en étendant les bras, son cœur s’apaise d’être ainsi rangé dans une grande boîte. Les nuits s’écoulent avec la même douceur que l’eau qui sort des robinets. Il porte en lui comme une boîte, un espace exigu et silencieux. Il dort à l’intérieur.

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Un autre jour. Il veut sortir de la chambre, aller quelque part où il n’est encore jamais allé pendant toutes ces années. La mémoire lui envoie les images d’un temple aperçu dans un film.

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« Il m’écrivait que dans la banlieue de Tokyo il y a un temple consacré aux chats. Je voudrais savoir vous dire la simplicité, l’absence d’affectation de ce couple qui était venu déposer au cimetière des chats une latte de bois couverte de caractères.

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Ainsi leur chatte Tora serait protégée. Non, elle n’était pas morte, seulement enfuie, mais au jour de sa mort, personne ne saurait comment prier pour elle, comment intercéder pour que la Mort l’appelle par son vrai nom.

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Il fallait donc qu’ils viennent là tous les deux, sous la pluie, accomplir le rite qui allait réparer à l’endroit de l’accroc le tissu du temps. » (extrait de la bande sonore de Sans soleil de Chris Marker)

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Gotokuji. Alignements de chats en plâtre et de pattes levées. On peut acheter les chats à la boutique du temple, on ne vient pas avec son chat et surtout on ne le place pas n’importe où devant les autres. Beaucoup de mots accompagnent les chats, des souhaits, des prières. Les moines s’en chargent. Il y a envahissement, il se dit que les moines doivent procéder à des purges régulières. Que deviennent les chats débarrassés ? Que deviennent les mots ? Pourquoi est-il venu ici ? Il s’efforce d’isoler parmi la multitude, une expression, un rictus, un appel à l’aide. Les chats demeurent indifférents. Retour en cellule fin d’après-midi. Dans les rues, pluie et chaleur. À peine la tête posée sur son oreiller, il plonge dans le sommeil et se réveille quand il fait nuit.

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Un autre jour. Dans le quartier de Yanaka, il cherche son chemin pour retrouver  le temple aux  jizos. La chaleur est éprouvante, une ampoule sous le pied droit le gêne.

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Les rues sont désertées par les promeneurs, il fait trop chaud. Il aperçoit au loin la silhouette d’une personne sur un vélo qui s’avance dans sa direction. Il est occupé à maintenir son attention sur la façon dont il doit poser ses sandales sur le bitume brûlant pour ménager son ampoule.

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Le vélo n’est plus très loin de lui et il remarque enfin une jeune femme qui fait une embardée avec sa bicyclette puis s’arrête pour regarder derrière elle. Il s’approche. Empêtrée avec son guidon dans une main et son sac à dos dans l’autre main, elle continue à chercher quelque chose sur le sol. Il ne voit rien sur le sol. D’ailleurs dans les rues japonaises il n’y a jamais rien sur le sol.

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Elle sur la route, descendue de sa bicyclette et lui sur le trottoir avec son ampoule, il comprend enfin son problème. Une jolie fille avec une robe longue imprimée d’un motif de fleurs discret, un tissu bien délicat enroulé autour de l’essieu de la roue arrière. Coincé sur plusieurs tours. Il lui demande s’il peut l’aider. La robe est déchirée jusqu’en haut de la cuisse. Elle essaie de tirer dessus pour se libérer pendant qu’il tient le guidon pour elle, n’osant pas le regarder, elle répète en baissant la tête Dō shiyō ?

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Elle n’est pas entièrement japonaise, il y a dans les traits de son visage les courbes et les reliefs d’un autre pays. Il pense en la regardant que maintenant les jeunes nés du métissage sont nombreux au Japon.

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Dō shiyō ? Elle tire sur la robe de toute sa force mais rien à faire. Il aimerait avoir une paire de ciseaux sous la main et lui proposer de couper sa robe. Pas tant pour voir ses jambes que pour les libérer tous deux de l’acharnement du soleil au-dessus de leurs têtes.

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Finalement avec un geste hasardeux il lève la roue arrière qui se met à tourner en sens inverse libérant tranquillement le tissu. Un peu confuse et après l’avoir remercié elle s’éloigne, rebroussant chemin et marchant sagement à côté de son vélo. Il demeure sur la route étrangement seul.

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Un autre jour. Il doit être vingt-et-une heure, il est allongé sur le futon dans la cellule, la chaleur est très légèrement descendue, il entend les rafales de vent chargées de pluie fouetter les fenêtres. Sur l’avenue la circulation n’a pas encore diminuée, les travailleurs rentrent chez eux et se préparent au week-end.  Il n’a plus envie de rien. Mais se force à sortir, à parcourir des rues et des couloirs souterrains. Le zazen quotidien même s’il est court est un moment qu’il attend. Il sent qu’il se refuse au silence et s’oblige à être en mouvement, parmi les vivants, mais est-il vivant pour autant ?

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Un autre jour encore victime du décalage horaire, il attend les prémices de l’aube pour s’extraire de l’hôtel par la porte de service à quatre heures et se lance dans les rues désertes. Il croise tout de même un homme sur un vélo qui fait mine de ne pas s’étonner d’un  touriste qui photographie les maisons ensommeillées.

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Asakusa, un gong fait trembler l’air tiède du matin. Il s’est assis sur un banc, garde les yeux fermés en attente du prochain tremblement. Un peu partout, dans les petites rues autour du temple, des hommes et des femmes se tiennent debout, droits, parfaitement immobiles. La vibration du gong les retient et les électrise. Au dernier coup, ils joignent leur mains pour un salut et à nouveau se remettent en marche, certains se sourient, le moine qui a réveiller le gong descend de son perchoir, ferme derrière lui la petite porte de la clôture qui entoure l’énorme gong et rejoint les passants. Il est salué, remercié.

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Maintenant quelle heure est-il ? L’heure du corbeau car il l’entend croasser. Les moines du grand temple Senso-ji finissent la récitation des sûtras, les habitants du quartier vont de statue en statue pour les prières du matin. Visiblement ce sont des habitués, certains sont des employés qui se rendent à leur travail, ils lui font penser aux sportifs du matin qui s’appliquent aux exercices balisés d’un parcours de santé. Ils se dépêchent de s’incliner devant les petits autels sans perdre plus de temps, avant leur prise en otage quotidienne par les hordes de touristes.

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Les balayeurs s’activent autour de lui à ramasser de microscopiques (et hypothétiques) papiers et mégots criminels qu’ils auraient pu oublier la veille. Il y en a un qui tournicote autour du banc où il s’est assis. L’homme en uniforme s’approche, s’éloigne, revient, a-t-il repéré un mégot dont il veut absolument s’emparer ? Il n’ose pas s’approcher de l’étranger. Les premiers touristes font leur apparition. Ils veulent se photographier devant les statues et commencent à encombrer les prieurs. Les promeneurs de chiens à leur tour vont bientôt disparaître, les rayons du soleil se font plus mordants, il voit passer une petite dame qui tire un charriot dans lequel se tient, debout sur ses pattes, un Golden Retriever qui rêve d’aller renifler les arbres.

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Il est encore si tôt, les échoppes sont fermées, pourtant la boutique qui loue des Yukatas semble être déjà ouverte car des touristes étrangères arrivent aux abords du temple engoncées dans les beaux tissus japonais aux couleurs de l’été, certaines ont choisi de garder aux pieds leurs baskets, les autres s’essaient aux geta traditionnelles. Elles déambulent ainsi déguisées sans la moindre parcelle d’élégance, quatre touristes visiblement américaines, qui n’ont pas l’air d’être à la fête, l’une d’elles laisse pendouiller au bout d’un bras mort le petit sac en tissu loué avec la tenue, pendant que les autres tirent sur le yukata au niveau de la ceinture histoire de reprendre une inspiration. La seule chose qui semble les réanimer est le selfie qu’elles ne manquent pas de faire à peu près tous les vingt-mètres, sur la photo sourires immenses vite retombés dès que le Smartphone est rangé.

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Il y a aussi les abonnées à Disneyland qui font de Tokyo une extension à leur rêve d’enfance et veulent absolument se faire voir ici avec leurs fringues apportées d’Europe ou des USA, il débarquent en tee-shirts noirs façon Heavy Metal, badges, bracelets, colliers chromés, les femmes plutôt à partir de la quarantaine se baladent dans les rues en jupette noires bas résilles et bustiers aux décolletés arrogants, toute graisse dehors. Les bras les nuques les jambes pour ne dire que ce qui est visible, tatoués d’affreux pigments baveux qui salissent les corps qui n’avaient déjà pas besoin de ça. Le manque de grâce est partout. On parle fort, on rit fort. On est venu pour vivre son rêve de Japon sans se soucier des japonais.

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Et maintenant quelle heure est-il ? L’heure où il manque enfin de sommeil.

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Le dernier jour. Il pose son pied devant son pied. Sans aucune envie d’aller plus loin. Il a l’air arrêté, un personnage collé sur un décor. Autour et autour et autour passent des corps occupés. C’est à Tokyo qu’il a commencé à percevoir de cette façon sa présence au monde. Il pense qu’il doit apprendre à se déplacer comme un petit escargot entre les sabots de bisons affolés. Cette fois il comprend que la ville lui montre comment ralentir son écriture, ainsi le zazen de la ville se met à écouter l’inspiration et l’expiration de chaque vivant, et chaque vivant n’a pas à se soucier de ressembler aux autres. L’écriture qu’il espère n’est autre que son souffle.

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C’est devant la gare de Minowa qu’il comprend que les milliards de sons produits par la ville se fondent pour enfanter, note pour note, silence pour silence, la musique de Ryuichi Sakamoto. (07/2023)

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