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Before my time chante Johnny Cash et je ne sais pas pourquoi je pense à toi ce matin, au comptoir du café tabac de la gare. Je suis entouré par les ouvriers qui défilent comme chaque matin, débarqués de lointaines banlieues, ils boivent un café et s’en retournent à leurs chantiers. Ça parle dans toutes les langues, les accents déforment les mots français, les visages sont encore ensommeillés, ils ont des pudeurs d’hommes rudes, s’appellent mon ami ou mon frère avec fierté. Ils sont les dépositaires de ton souvenir je crois. J’ai toujours été entouré par des ouvriers depuis toi. De ton temps ils étaient Africains ou Portugais, mais déjà ils avaient semé sur mes paupières des envies d’ailleurs. Peut-être ai-je continué à les chercher, à ma façon, dans les bars de la banlieue et dans les cafés chinois de Belleville. Les immigrés du petit matin te sont proches, du moins dans mon iconographie enfantine. Des vêtements tachés de peinture et des odeurs de graisse et de limaille, des mains coupées, bosselées, abîmées à l’outillage, des odeurs de mégots sur la peau. Je me demande toujours s’ils me considèrent comme un des leurs… Seraient-ils prêts à parier sur mon destin de bureaucrate ? En somme, est-ce que je ressemble à toi ?
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Et cette façon de prendre sa place au comptoir, même quand il n’y a plus de place. Sans se bousculer, chacun ménage la susceptibilité de l’autre. Je ne manque jamais d’être attentif à ce rituel du matin. Ils apprennent tous à se comporter, à se positionner, je comprends ces détails car tu me les as enseignés. Tous les matins tu quittais l’appartement avec ton bleu de travail, d’un bleu si bleu et tu descendais dans l’usine. Nous vivions dans les odeurs des ateliers avec les bruits des camions et des ponts roulants, tu étais en même temps ouvrier et gardien de l’usine. Aujourd’hui je pense à toi. Sans doute étais-tu fier de moi lorsque j’ai trouvé mon premier emploi, ce fut probablement le dernier aussi. Dans un bureau. Le rêve. Est-ce que comme toi, les autres pères en rêvaient aussi pour leurs enfants ? Le bureau était l’avenir qui leur était interdit. Chez nous il y avait l’atelier en bas et les bureaux en haut. Ils avaient rêvé de cet avenir pour leurs enfants. Le bureau aura été mon avenir. Mais jusqu’à ce matin il ne m’était jamais, non jamais, venu à la pensée que j’ai pu exaucer ton souhait. Qu’il en soit ainsi.
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Maintenant je rêve pour ta petite fille qu’elle échappe au bureau et qu’elle devienne artiste, pourquoi nous faut-il toujours un métro de retard ? Est-ce vraiment ainsi que fonctionne la roue du karma ? Doit-on se laisser enchaîner au rêve de nos parents ? Pourtant j’étais bel et bien fait pour travailler avec mes mains. Elles me l’ont fait savoir sans ambiguïté. Elles n’étaient pas tant avides de manipulation que de création. Ma première idée d’un métier : la bande dessinée, l’encre, la couleur, les textes, ma première vie aussi, mais déjà il y avait l’autre vie qu’on disait « active » et qui me happait, ensuite j’ai eu la naïveté d’envisager de devenir un professionnel des arts martiaux, les mains encore, et puis cette formation professionnelle pour devenir interprète en langue des signes… Maintenant j’écris. Et c’est ce matin que les souvenirs me viennent. Il y avait aussi dans tes mains, la possibilité de faire naître, en ai-je été troublé, quand tu laissais à mon attention, sur la table de la cuisine de petits animaux en pâte à modeler que je découvrais au matin. Je réalise que mes mains sont comme les tiennes.
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C’est seulement aujourd’hui, à soixante-deux ans, j’ai donc l’âge que tu avais quand tu as quitté ce monde, que je me dis que cette vie d’ouvrier était peut-être pour toi une sorte de prison obligatoire, et je n’avais jamais pensé un truc pareil avant d’écrire ce foutu texte, c’est vrai, pourquoi aurais-tu rêvé d’être ouvrier ? Quand on est môme on ne rêve pas d’être ouvrier, ça n’entre pas dans la palette de couleurs des rêves, le monde des usines, des contremaîtres, du cambouis et des camions à décharger. Je ne saurai jamais de quoi étaient faits tes rêves car je ne t’ai pas posé de questions. C’est amusant, je me dis que c’est peut-être bien toi qui était l’artiste de notre famille. Ton rêve se poursuit maintenant à travers mon histoire et celle de ta petite-fille.
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Le rêve est une plante envahissante, un liseron qui grandit en prenant son temps, patiemment, s’accroche à une histoire et grandit encore dans l’histoire suivante, de générations en générations, quelque chose se diffuse, se nourrit, pour arriver à quoi ?
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J’ai toujours fui les réunions de bureaucrates, les restaurants de bureaucrates, les wagons de trains pleins de bureaucrates, les conversations de bureaucrates, les loisirs de bureaucrates, les vacances de bureaucrates, évidemment, comment aurais-je pu me sentir en confiance dans un monde où tu n’étais pas … Ce matin tu es là, à ma droite, à ma gauche, jeune, vieux, c’est bien toi. Ils payent leur café et sortent dans la nuit, montent dans de petits camions qui les emmènent au froid. Mais demain matin ils reviendront.
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If someway they had seen and knew
how it would be for me and you
they’d wish for love like yours
and they would wish for love like mine.
Before my time.
Before my time.
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