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Il se sent dériver depuis longtemps dans la ville. Des courants tièdes le poussent d’un quartier à l’autre, où il ne trouve aucune prise pour s’arrimer, calmer son souffle, d’autres courants le chassent, hommes et femmes sont emportés avec lui, les courants charrient les corps et les pensées, derrière son apparence sereine et alanguie, la ville est une furie qui réabsorbe toutes les destinées qu’elle vient à peine d’enfanter.
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Il a d’abord imaginé une île, une île qui serait si lointaine, effacerait de sa mémoire la géométrie froide de la ville, s’est souvenu que la ville n’a pas de porte, pas d’accès, pas de chemin pour s’éloigner d’elle, inséparables destinées, les courants qui parcourent la ville vont de ses yeux à son cœur, itinéraire de toutes vies, mais il se rappelle qu’il est dans la ville où chaque souhait est légitime et réalisable, qu’il suffit de ne pas lutter contre les courants, se laisser emporter, déposer en eux le germe d’un rêve, le rêve d’une île, petite langue de terre où se tenir debout, où réapprendre à poser les pieds dans les pas de son cœur.
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Il contourne une maison de thé, petite cabane dans le creux d’un vallon, luminescence des verts, conversations assourdissantes des grillons qui ajoutent à l’air chaud déjà si épais une densité supplémentaire. Une libellule bleue se pose devant ses yeux. Les tours de la ville ont été gommées du ciel, il n’entend plus le vrombissement des voitures, seulement le vent dans les feuillages des bambous. La libellule est-elle satisfaite de son existence ici ou rêve-t-elle d’un ailleurs ?
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Le chemin grimpe sur une colline, descend dans une combe ensoleillée, un plan d’eau, une barque moussue, le monde entoure le monde qui entoure le monde. Parmi les innombrables jardins de la ville il est le préféré. Sans doute parce qu’on y pénètre comme on s’avance dans un monde souterrain peuplé de créatures rêvées. Aux détours des sentiers, deux hommes chats sentinelles, un éléphant, des lions de pierre. Surtout ne pas les offenser.
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Il se demande s’il aurait le courage de marcher la nuit entre les arbres et d’y croiser quelque fantôme. Est-ce que quelqu’un a le privilège de marcher là dans ce jardin ? Un veilleur de nuit peut-être. Et que voit-il ? Qu’entend-t-il ? Est-ce que les maisons de thé s’éclairent certains soirs de lune pleine ? Des ombres dessinent des corps qui se souviennent encore des gestes d’une cérémonie mille fois recommencée…
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Il tourne la tête. Un tube de bambou se remplit d’eau, bascule sur une pierre et se relève. Poc. Où se cache le trésor du jardin ? Tous les jardins ont un cœur. Le soleil de l’après-midi entame sa descente loin au-dessus des futaies, il y a peut-être trop d’humains à cette heure dans le jardin. Il faudrait ne plus l’être ou l’être moins, sans cesse la nature invite à se perdre. Surtout ne plus se reconnaître. Ne plus se croire. Poc. Ne plus.
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Maintenant il sait pourquoi l’entrée des temples shinto est gardée par des renards toujours furieux. Ils ne reniflent que l’arrogance des humains, qui brise les herbes, écrase les insectes, creuse la terre, déplace les cailloux, dérange les oiseaux et méprise le chant.
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Dans son dos soudainement un rire narquois. Mon pauvre ami quand allez-vous admettre que vous êtes bien trop sérieux ? s’exclame le Bouddha sous ses cheveux verts.
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Pour en savoir plus sur le Musée et le jardin Nezu
https://www.nezu-muse.or.jp/en/
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