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C’est toujours la même rue de banlieue qui s’étire interminable depuis la gare pour se perdre dans le lointain d’une autre ville là où passe la grande rivière. Une rue où il n’y a rien de spécial à voir, des immeubles d’habitations pas très hauts, des parkings à voitures empilées les unes sur les autres, un salon de coiffure, une agence immobilière, des cliniques dentaires et encore des cliniques dentaires. Il sait qu’il doit éviter les vélos qui déboulent la nuit sur les trottoirs, sans bruit et sans éclairage, avec parfois le frôlement d’un papillon au parfum délicat qui s’enfonce dans l’obscurité.
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Encore une fois il est revenu habiter dans cette ville. Un jour il a vu une femme plonger par-dessus son guidon, elle restait allongée sur le sol, inerte, au-dessus d’elle un jeune homme s’excusait poliment, les deux ferrailles reposaient mortes sur le trottoir, longtemps après, la femme s’est levée, pour s’excuser aussi.
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Il fait toujours très attention à l’heure de la fermeture, 19 h 30 pas une minute de plus. Quand il voit au loin la lumière blanche de la boutique éclairante comme une lanterne de phare au bout des ténèbres du quartier, il se sent rassuré, au moins pour encore un soir, il peut manger quelque part et peut-être aussi prononcer quelques mots. Il se plie pour passer sous le noren, à la seconde où la porte glisse, les conversations des deux ou trois clients qui dînent au comptoir s’arrêtent. Les visages sont surpris, gênés, seuls les patrons lui sourient, le français est revenu.
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Au bout du comptoir à droite il y a sa place et de toutes ces années, à chacun de ses séjours, il a toujours mangé à cette place. Les marmites en aluminium étincellent, l’eau frémit, la minuscule télé est allumée, la patronne se tient bien droite devant les clients et le patron s’active dans les vapeurs de sa cuisine, elle pose les bols, débarrasse le comptoir, tient la caisse, fait la conversation.
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Il ose à peine respirer, il se tasse, le nez dans la vapeur de la soupe, regarde le patron à ses fourneaux, les mains, les cheveux gris, le peu de gestes, égoutter un paquet de nouilles, le déposer au fond d’un bol, ajouter le bouillon. Il aime qu’on le laisse ainsi, qu’on accepte sa présence qui ne dit rien. Il sait que dans ce lieu minuscule il est aussi important que les autres objets dont les places ne changent pas année après année. Les bols empilés. Les menus sur le comptoir. Le petit poste de télévision. Une photo de course hippique sur un mur. Derrière la vitrine il y a la nuit, avec des autobus aux contours irréels qui apparaissent et disparaissent chargés d’ombres diminuées. Et parfois lorsque la rue se vide de toute circulation, son regard perce la nuit, ses yeux se plissent et s’écarquillent quand il est certain d’apercevoir, au bout d’un long tunnel, la silhouette de sa mère, seule dans son jardin, à l’autre bout du monde, à l’envers du monde.
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Sur l’écran du téléviseur le championnat du monde de natation, les patrons lui montrent les images avec un pétillement au fond des yeux, la nageuse française est jolie, mais lui la natation il s’en fout, le sport en général et la France aussi il s’en fout. Les autres clients sont partis, il est inévitable de se parler, la nageuse japonaise a perdu, la nageuse française a perdu aussi. C’est un chance, leurs défaites les rapprochent, la patronne lui confie qu’ils ont pu ouvrir ce restaurant quand le patron a eu enfin l’âge de prendre sa retraite.
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