Izakaya

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Un jour certainement, il se demandera comment s’appelait la jeune femme qu’il aimait beaucoup et sa mémoire peinera à retrouver les contours de son visage et aussi le son de sa voix. C’est curieux ce que nous appelons la mémoire, des miettes de pain au fond d’un tiroir pour nous rappeler le goût du pain. On a beau avoir vécu des heures intenses en merveilleuse compagnie, on a beau s’être juré ô grand dieu qu’on n’oubliera jamais rien de ces jours et de ces nuits, il suffit de quelques années, même pas, de quelques heures, pour que le film se désagrège, que la pellicule s’altère. Mais finalement on s’en arrange, on restaure les images comme on le peut. Savoir qu’on a vécu les choses, n’en garder qu’une image floue, suffit à calmer notre angoisse. C’est un fil ténu qui nous relie et c’est peut-être ça la mémoire, le bout du fil qu’on noue entre nos doigts. On ne peut conserver la netteté des images, ni des sons, ni des odeurs, ni des silences, quel était son prénom et comment riait-elle ? Même ça, il l’oubliera.

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Plus la séquence nous est précieuse, plus l’érosion s’intensifie, un peu comme ces images numérisées qui perdent quelques pixels à chaque nouvel affichage. Son prénom lui échappera de plus en plus souvent. Il s’en souviendra pourtant dès qu’il cessera de le chercher. Il saura avec satisfaction qu’il est à sa place, bien rangé, comme on range un bijou précieux, dans un recoin de son cerveau. Rien ne disparaît et rien n’apparaît. Il se souviendra enfin.

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Kazuyo était assise au comptoir du bar dès le premier jour où il avait franchi la porte. Dans son souvenir c’était une nuit de juin, de pluie, de vide, de fatigue. Il était venu marcher dans cette partie de la ville qui lui était inconnue, de l’autre côté de la gare, il avait hésité à entrer dans le bar, était passé devant la porte deux fois avant de trouver suffisamment de courage pour aller s’asseoir au milieu des clients. Tous étaient des habitués, ils occupaient les tabourets devant le comptoir.

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La salle était grande mais personne n’utilisait les tables. Les clients passaient la soirée au comptoir au plus près du maître des lieux. Le patron n’avait rien montré de sa surprise, l’avait salué avec nonchalance et montré où s’asseoir. À côté d’elle justement. Parce qu’il y avait une place libre et qu’elle parlait anglais. Il en était ravi bien que très intimidé de se trouver là, assis à quelques centimètres d’une jeune femme qui faisait tant d’efforts pour lui parler. L’alcool s’était chargé de le sortir du malaise. Derrière eux, des statues en plâtre d’Elvis Presley et de Marilyn Monroe se déhanchaient. Il y avait aussi une Harley Davidson rutilante exposée au beau milieu de la salle, il imaginera qu’il s’agissait d’une Harley mais il n’y connaît rien.

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Au-dessus du bar, un écran plat jouait chaque soir des comédies américaines en noir et blanc avec Marilyn, il n’aura jamais su si les clients raffolaient tant de ces vieux films ou s’ils supportaient tout simplement le romantisme du patron. Il avait prit l’habitude de finir ses journées dans ce bar, plusieurs fois par semaine, il y restait en général jusqu’à la fermeture c’est-à-dire vers deux ou trois heures du matin. Le moment de la fermeture pouvait varier selon l’humeur du patron. Ensuite, elle et lui quittaient le bar ensemble, elle poussait sa bicyclette par le guidon pour marcher à ses côtés. Le chemin était long, il se demandera de quoi ils parlaient, ivres de tant d’alcools mélangés. Le plus souvent ils ne parlaient pas.

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Certains soirs, lorsqu’il arrivait au bar avant elle, le patron faisait déplacer les clients d’un cran pour qu’ils laissent un tabouret libre juste à côté du sien en attendant l’arrivée de son infirmière, car elle était infirmière. Elle lui parlait de son métier, de ses journées difficiles dans une maison de retraite, de la méchanceté des vieux parfois. Il se souvient aussi qu’un soir, entre deux cocktails elle lui dit qu’elle avait confié à sa mère qu’il lui arrivait de parler dans un bar avec un Français, elle ajouta que sa mère n’avait pas compris pourquoi elle parlait avec un Français. Ses mots avaient éveillé en lui une appréhension.

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Le patron était sans doute la raison principale qui faisait revenir les clients dans ce bar. C’était un personnage haut en couleurs et multidimensionnel. Il avait tant bourlingué que ses aventures picaresques, mêmes vingt fois racontées, réoxygénaient les fins de journées laborieuses des travailleurs qui chaque soir, devant lui, repoussaient leur fatigue pour l’écouter conter encore. Pendant sa jeunesse, il s’était enrôlé dans la légion étrangère, avait transité par la France à Bordeaux. Plus tard, il avait été acteur de théâtre Nô. Il évoquait son passé entre théâtre et armée, grand écart improbable que les clients du comptoir connaissaient déjà, mais les anecdotes n’en finissaient pas de les faire rire aux éclats. Parfois il prenait son client français à témoin pour qu’il valide ses propos sur un point de la culture française. Dans ces moments il était plutôt mal à l’aise mais toujours évitait de le contredire.

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L’homme avait une autre particularité que personne ne pouvait ignorer, il était mystérieusement envoûté par la culture américaine des années cinquante. Lui avait beau le savoir cultivé, ouvert d’esprit, cette passion pour un univers aussi surfait demeurait à ses yeux une faute de goût et le laissait perplexe. Enfin il avait une carrure de sumo, large avec un ventre énorme et bougeait à peine, chaque déplacement lui demandait des efforts, il passait les soirées assis derrière son comptoir à éponger la sueur sur son visage.

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La seconde attraction du bar était la présence déroutante des deux frêles jeunes filles, fardées et costumées qui se tenaient debout derrière le patron. L’une, habillée dans un style gothique punk avec un teint livide, les cheveux violets, les lèvres noires, des bracelets cloutés et des piercings, l’autre, habillée en soubrette, avec un porte-jarretelles blanc, une mini-jupe, un petit nœud dans les cheveux, des pommettes roses et de grands cils. Elles souriaient comme deux enfants candides en remettant à niveau les verres des clients et se remettaient immédiatement en position à gauche et à droite du patron. Elles demeuraient ainsi toute la soirée, debout et droites, mains derrière le dos, silencieuses, souriantes. Ces deux assistantes constituaient donc une énigme de plus à ses yeux, elles le fascinaient, lui faisaient vaguement songer à deux poupées de collection sorties de leurs boîtes le temps d’une soirée. Les hommes assis au comptoir semblaient pourtant les ignorer. Trouvaient-ils quelque charme à ces poupées inquiétantes, il n’en aura jamais rien su. Les heures passaient vite dans ce bar à l’écart du monde, à l’écart du quotidien, du monde du travail, de la famille et pour certains à l’écart de la solitude, ce qui était bien son cas.

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Kazuyo commandait pour eux des petites coupelles de poissons et de légumes qu’ils picoraient ensemble en sirotant leurs verres de shochu et en parlant de n’importe quoi. Les poupées vivantes débarrassaient les coupelles vides, en ramenaient de nouvelles, le patron notait les consommations sur ses fiches. Quand elle commandait un potage, elle portait méticuleusement la petite cuillère de son bol jusqu’à ses lèvres à lui et lui procurait ce frisson délicieux qui parcourt le corps tremblant de l’oisillon qui reçoit la becquée de sa mère. Tout cela se passait pendant les nuits chaudes et pluvieuses d’un mois de juin, une saison que les Japonais appellent fuyu, sous le regard faussement indifférent du patron et sur la musique de Certains l’aiment chaud.

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