L’histoire de Wallace

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Il suit le fil de l’eau sans savoir d’où elle vient, ni où elle va. La matinée est déjà brûlante, il longe un canal et regarde d’un œil distrait les panneaux dessinés par les enfants du quartier qui mettent en garde le promeneur contre les morsures de serpents. Des serpents à Tokyo ?  Les hautes tours de Shinjuku lui barrent l’horizon mais grâce à elles, il se dirige dans les rues sans perdre son cap. Il redoute le moment où il lui faudra s’éloigner des abords silencieux du canal et des gargouillis de l’eau pour s’aventurer sur les avenues déjà encombrées d’hommes et de femmes inquiets de rejoindre leurs entreprises  sans retard. Aux sorties des métros, ils émergent en chemisettes ou tailleurs blancs, les mêmes tenues répétées à l’infini des rues et des croisements, il pense que les visages aussi se répètent, comme les idées dans les têtes et comme les rêves dans les nuits. Impossible pour la mémoire de retenir les traits d’un seul visage croisé sur un trottoir. Les images s’écrasent les unes sur les autres pour finir étouffées.

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Il est immobile au croisement de deux larges avenues, son cœur s’est mis à battre plus fort, il écoute les battements affolés dans sa poitrine, quelque chose l’emporte, son corps vacille un peu, il a peur mais il s’émerveille d’entendre la pulsation de la ville en écoutant son propre cœur. Maintenant le soleil brûle et les peaux collent les chemises, les piétons se serrent dans les ombres étroites des buildings attendant que les feux tricolores les autorisent à traverser. Il se sent inexistant comme n’importe quel élément du décor, car il n’y a ici qu’un décor, la vie se résume à ça.

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Soudain, un ange flotte au-dessus du carrefour, au-dessus des voitures. Il s’élève péniblement à une vingtaine de mètres, soufflant bruyamment et battant des ailes dans un air humide, mais personne n’y prête la moindre attention. La figure de l’ange est maussade, ses cheveux d’un blond douteux collés sur son visage par la sueur. Lui seul regarde l’ange qui s’éloigne dans les airs. Et soudain, sa vue se trouble, le décor devient moins contrasté, les lignes s’effacent, un autre paysage presque un filigrane cherche à s’imposer devant ses yeux et l’oblige à prendre appui contre un mur pour ne pas chuter. Les images se font de plus en plus nettes. Il se souvient avoir marché jadis dans les rues d’une autre ville, mais où ?

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Il se tient debout au milieu d’une rue, dans une autre ville, les bâtiments ne sont plus les mêmes, les rues sont roses et oranges, le ciel semble proche. C’était il y a longtemps mais c’est encore maintenant. Autour de lui, des rues pavées, des clochers, des maisons de briques. Que fait-il à Bruges ? Est-ce que son visage est différent ? Il porte les mains sur ses joues, se sent plus jeune et plus maigre dans son corps et plus désespéré. Bruges, Tokyo, comment a-t-il relié ces deux points ? Il se souvient des salles du musée Memling et d’un hôtel Brugeois dans lequel il séjournait. Mais quelle était l’occupation mystérieuse de ses journées ? Restait-il assis à l’ombre des arbres du Béguinage à écrire sur le souvenir d’une femme ? Sa mémoire ne lui est d’aucune utilité puisqu’il est en train de vivre à Bruges. Il appartient à ce temps qui se vit encore. Il appartient. La netteté de ce qu’il perçoit l’ébloui. Plus encore, il appartient à d’autres temps. Mais avec le même présent, car il n’y a qu’un seul présent, le carrefour de Shinjuku, le Beffroi de Bruges, et ailleurs, et ailleurs. Une calèche le tire de sa rêverie quand le cocher l’apostrophe. Des embarcations pleines à craquer d’hommes et de femmes sillonnent paisiblement les canaux, reflets de l’eau sous les ponts de pierre. Il se rappelle qu’il s’est mis en quête d’une boutique qui vend du matériel photographique d’occasion et reprend sa marche en direction de Nishi-Shinjuku.

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Derrière le comptoir, une jeune femme vérifie avec le plus grand sérieux les références de l’objectif qu’il a griffonnées sur un morceau de papier. Elle ne dit pas un mot, s’éclipse derrière un rideau noir. Il se sent mal à l’aise dans cet univers de spécialistes. Il n’y connaît pas grand-chose en photographie, mais au cours de la nuit, il s’est mis en tête de voir la ville autrement, avec un objectif 35 mm f/1.8. La jeune vendeuse revient devant lui, souriante, elle lui tend avec les deux mains un petit pochon noir en tissu. Il reçoit l’offrande.

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C’est bien plus tard, à l’abri des regards dans l’arrière-salle d’un Café Doutor, qu’il trouve le courage de sortir l’objectif de son écrin. Fébrile et maladroit, il fixe le nouvel œil sur son vieux boîtier et soudain, Wallace retrouve la vue. Il passe le reste de la journée à marcher d’un pas très lent jusqu’à la tombée de la nuit,  sans prendre la moindre photo. Le quartier de Harajuku est devenu silencieux, il peut sentir au-dessus de sa tête les feuillages des arbres du Béguinage traversés par le vent du nord. Wallace est resté tapit au fond du sac. Il n’y a aucune photo à faire dans cette ville. Il n’est pas venu ici pour les photos mais pour un rendez-vous. C’est dans une rue étroite à peine éclairée, entre deux rangées de rideaux de fer descendus, qu’il est interpelé. 

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Mais pourquoi l’as-tu appelé Wallace ton stupide appareil photo ? demande une voix enrouée au-dessus de sa tête. C’est un ange de mauvaise humeur et emmêlé dans les fils électriques de ces énormes poteaux japonais qui tissent leurs toiles au-dessus des rues. Il confie à l’ange que quelque part un jour, il y eut un enfant qui s’était appelé David Foster Wallace, que cet enfant avait reçu une vision si pure de la totalité des fragments du monde et que ces fragments une fois réunis dans ses livres se mirent à peser de tout leur poids sur lui. L’ange crache par terre et lui fait un signe énervé avec le dos de la main. Ne reste pas là, dégage !

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