
.
Je voulais écrire quelque chose d’intelligent à propos du Bouddha. Mais je me suis très vite rendu compte de l’inconsistance de cette idée et du misérabilisme de mon savoir. Alors je me suis demandé ce que pouvait bien représenter l’évocation du Bouddha pour moi. C’est assez flou, diffus, évaporé, un parfum peut-être, c’est la meilleure image qui me vienne, le Bouddha aura parfumé mon existence et quoi d’autre ? Des livres lus, beaucoup, mais il ne m’en reste rien, la vie est souffrance, il existe un chemin qui mène à l’extinction de la souffrance. C’est à peu près tout ce que j’en retiens. Tout de même, il doit bien y avoir autre chose. Non, je ne vois pas. Ah mais si, là, devant mon nez.
.
C’est un Bouddha de pacotille. Il a toujours été là, posé à quelques mètres de ma vie, silencieux, discret, ses paupières sont mi-closes et il fait semblant de ne pas me voir. Quand j’ai emménagé dans mon premier appartement, il y a quarante ans, le premier truc que je me suis offert avec mon premier salaire, c’est ce Bouddha de pacotille qui trônait fièrement dans une boutique de décorations au milieu des léopards en plâtre et des abat-jours montés sur têtes de pharaons. Ça me semblait important d’avoir un Bouddha à la maison comme d’autres ont une plante verte. Il est resté longtemps sur une table basse couvert de toutes les poussières. Je m’agenouillais pour lui parler. Dix ans puis vingt ans puis trente ans puis un jour j’en ai eu marre. Probablement de m’agenouiller. Je me suis marié, je suis devenu père, j’ai changé de vie, d’appartement, il s’est retrouvé posé sur une étagère en hauteur. Je me tiens debout devant lui. Il s’est élevé, moi aussi. On a grandi ensemble.
.
Chaque matin le même geste, je joins mes mains et je m’incline. C’est une façon de saluer la journée, de dire bonjour comme d’autres saluent le soleil ou leur plante verte. Année après année. J’aurais pu continuer encore longtemps, mais un jour, au moment où mes deux mains se joignaient pour saluer le Bouddha de pacotille, je me suis posé une question : dans mon geste, quelle intention ? Cette question de l’intention m’a occupé plusieurs jours et à chaque fois que je m’efforçais d’être à l’écoute de mon geste, simplement à l’écoute, je me sentais en attente de quelque chose. Mes deux mains se joignaient pour la forme mais en dedans, elles se tendaient paumes ouvertes vers le ciel, pour quémander. Ce n’était pourtant pas mon intention, mais derrière mon intention il y avait encore une intention.
.
À partir de ce jour, j’ai arrêté de m’incliner devant le Bouddha de pacotille. Je ne savais plus comment faire. J’ai arrêté assez longtemps. Je ne pouvais plus. C’est dans la pratique du zazen que j’ai paisiblement repris le chemin de ma réflexion. La méditation achevée, nous saluons à la fin de l’assise et nous saluons encore une fois debout. Les mains jointes, le corps s’incline, peut-être pour saluer l’espace vide devant nous, peut-être pour saluer les partenaires qui ont participé à la méditation. Je dis peut-être car il me semble que personne ne peut répondre à la place d’un autre. Pour ma part, il y a une envie d’exprimer quelque chose, appelons cela un vague contentement. Le plus étrange est qu’en cet instant, de vague contentement, je ne ressens aucune attente.
.
Fort de cette découverte, j’ai donc retrouvé l’envie de saluer mon Bouddha de pacotille, mais il me fallait malgré tout rester vigilant pour ne pas m’endormir à nouveau et saluer machinalement. Comment faire pour ne pas dormir ? Une aide inattendue, encore une fois devant mon nez, décidément il y a tant de choses devant mon nez, s’est manifestée sous la forme d’un petit objet qui traînait chez moi sur la table du salon, un petit jouet en plastique sorti d’un de ces œufs en chocolat que nous connaissons tous. Un singe. Tout de même, pas n’importe quel singe, un singe à la mine sceptique, un peu boudeuse. Du moins c’est ainsi que je le vois. Ce singe à peine sorti de l’œuf (!) allait traîner à coup sûr une ou deux années sur la table si je ne lui trouvais pas une place et surtout une fonction.
.
Le voilà donc maintenant à sa place dans la main gauche du Bouddha de pacotille. C’est à lui que j’adresse mon salut chaque matin, légèrement anxieux de son regard, qui n’en finit pas de me juger. Que mes pensées vagabondent un tant soit peu à l’instant où mes mains se joignent, il me renvoie immédiatement au vestiaire et c’est seulement lorsque je sens que le singe est satisfait que parfois je me risque à lever les yeux vers le Bouddha de pacotille. Lui qui fait toujours semblant de n’avoir rien vu.
.

.
Ce texte est paru dans la revue Voix d’Assise n° 9 Automne-Hiver 2025.
.

Laisser un commentaire