Tout d’abord une gêne lorsqu’il la vit transie sous son parapluie. Il pleuvait fort, depuis quand attendait-elle ainsi sur le trottoir ? Il s’était encore égaré dans les correspondances. Il fallait quitter les souterrains, remonter dans les rues, traverser les foules d’Asakusa pour retrouver quelques blocs plus loin la bonne ligne de métro, mais il s’était obstiné à rester dans les sous-sols à fouiller les couloirs, revenant sans cesse sur ses pas, n’y comprenant plus rien. Et sous une pluie battante elle l’attendait.
Il s’excusa du mieux qu’il put mais ce n’était pas suffisant. Les excuses à la japonaise sont complexes, nécessitent une maitrise verbale et une maitrise gestuelle élaborées, pour finalement ne rien excuser. Mais les excuses d’un français… ne sont pas vraiment des excuses. Et même si le plus souvent on pardonne au français ses erreurs, on l’excuse surtout d’être incompétent à présenter ses excuses…
Sous son parapluie transparent, pendant quelques secondes elle avait ressemblé à la petite fille dans le dessin animé Totoro, juste avant l’arrivée du « chat bus ». Elle ne fit aucune remarque et ils se mirent en route. Les rues de ce quartier étaient sombres, les repères lui manquaient pour retrouver la porte anonyme de la galerie d’art qu’il était venu visiter quelques jours auparavant, il se concentrait sur ses pas et redoutait de lui imposer en plus une marche inutile sous la pluie.
Ce coin d’Asakusabashi avait la réputation d’être le quartier des poupées et beaucoup venaient ici la journée pour y acheter les traditionnelles poupées japonaises habillées de luxueux kimonos. Il avait essayé d’expliquer à la jeune interprète que ce rendez-vous était particulier pour lui, que c’était une occasion de réaliser une interview vraiment différente et qu’il avait eu un peu de mal à obtenir l’accord de l’artiste. Mais comment lui expliquer la réalité de ce qu’ils s’apprêtaient à voir.
Dix jours plus tôt, accompagné de son ami photographe ils avaient suivi les indications d’un prospectus pour arriver jusqu’à la porte de l’expo. Il n’était pas coutumier de ce genre de travail, il avait donc été impressionné par ce qu’il avait vu.
Dans la pénombre de la salle d’exposition, vêtue de noir et parfaitement immobile, l’artiste se tenait assise, le dos au mur, étonnamment recueillie au milieu de ses créations. Une poupée posée sur une chaise. Depuis ce jour il n’avait pensé qu’à elle. Elle avait laissé comme un cri de terreur sur son carnet de notes.
Les visiteurs déambulaient gravement devant les poupées aux corps nus, décharnés et mutilés. Ils passaient pour la plupart devant l’artiste sans deviner sa présence. La salle était si faiblement éclairée de quelques bougies qu’il fallait se déplacer lentement pour ne pas heurter les tables. Un chant d’église inquiétant ajoutait un peu plus à l’angoisse générale.
Il avait tout de même pris le temps de la réflexion et quelques jours plus tard il adressa un mail au propriétaire de la galerie… L’artiste était renommée et sollicitée. Son assistante prit la peine de répondre au mail par un refus poli. Mademoiselle donne très peu d’interviews, elle n’aime pas beaucoup cela, elle très occupée… Que faire ? Au fond de lui quelque chose lui murmurait qu’il devait trouver une autre façon de l’aborder.
Les journées devenaient lumineuses, les foules se pressaient déjà dans les jardins pour admirer les cerisiers. Il choisit un papier à lettre rose et blanc imprimé d’un motif de cerisiers, un papier à lettre d’une fraîcheur si vivifiante qu’elle aurait bien pu résonner comme une insulte aux yeux d’une prêtresse des forces obscures. Et il posta sa lettre rédigée en mauvais anglais.
L’interprète découvrait les compositions. Devant les tables elle se figeait longuement observant les petits corps de poupées démembrés. Elle fut contrainte de sortir momentanément pour respirer l’air de la rue. Son émotion était trop forte. Il la rejoint sur le trottoir et elle lui parla du film d’Alain Resnais qu’elle venait tout juste de voir – Au revoir les enfants. Lui était fasciné par les corps des poupées, la peau blanche, parfois bleutée, les chairs ligaturées et surtout les yeux qui semblaient adresser une prière.
Ils rencontrèrent l’assistante qui à nouveau essaya de s’opposer à l’interview et lui demanda une somme d’argent en guise de dédommagement. La jeune interprète était offusquée par ces manières si peu japonaises, elle demanda des explications à l’assistante embarrassée. Il écoutait la conversation et ne pouvait que ressentir la tension entre les deux femmes, mais sans rien y comprendre.
Ensuite tout se passa très vite, l’artiste parue en haut d’un escalier, de quelques mots virulents elle fit taire son assistante. Et ils réalisèrent l’interview pour laquelle ils étaient venus. Elle leur consacra trente minutes.
Après l’interview ils avaient marché silencieusement dans les rues d’Asakusabashi, leurs pensées fatiguées. Et c’est dans un petit bar du quartier devant deux verres de vin rouge qu’elle lui demanda s’il avait un rêve essentiel et timidement lui confia le sien. Au-dessus de leurs têtes des masses de nuages noirs luttaient pour empêcher la lumière de la lune d’éclairer le ciel mais il s’en moquait car entre une femme de la nuit et une femme solaire son choix était fait.
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L’interview de Mme MIURA Etsuko (rendue possible uniquement grâce à la collaboration de Aï mon interprète).
Quartier de Asakusa-Bashi. Gallery Parabolica Studio, à l’écart des grandes avenues mouvementées. Demie pénombre d’une salle d’exposition éclairée aux faibles lueurs des bougies. Une longue table sur laquelle reposent des petits corps torturés. Nous demeurons immobiles… Les rôles sont inversés. Ce sont les poupées qui observent les visiteurs de leurs yeux vivants. Chaque visage semble exigé notre compréhension. Que devons-nous comprendre de ce qui résonne en nous ?
ETSUKO MIURA est une artiste dérangeante… Pour notre plus grande chance.
Daniel : Tout d’abord cela me fait très plaisir que vous acceptiez cet entretien. J’aimerais savoir comment vous aimeriez vous présenter par rapport à votre travail ?
Miura Etsuko : Beaucoup de gens me demandent pourquoi je fais des poupées mais à dire vrai je ne connais pas la réponse. Vers l’âge de dix ans j’ai vécu un certain nombre de tourments qui aujourd’hui encore ne sont pas oubliés, c’est peut-être une partie de la réponse… Pour moi la fabrication d’une poupée c’est un peu comme une thérapie.
Daniel : Avez vous le sentiment que la vie d’artiste que vous menez est une vie très différente de celle des autres gens ? Est-ce que cette différence vous pose des problèmes parfois ?
Miura Etsuko : Oui je sens beaucoup de différence ! Lorsque je vois tout ces gens qui vont travailler régulièrement, je les observe et je les trouve mieux que moi, plus polis (rires).
Lorsque mes proches me disent « Tu vas continuer encore longtemps comme ça ? Est-ce que ça marche au-moins ? Est-ce que tu gagnes bien ta vie ? » alors je me sens mal, je me sens fébrile.
Mais en même temps je sens que ce n’est pas la peine de perdre mon temps à leur expliquer car ils ne comprendraient rien de toute façons…
Il y a aussi des gens qui viennent à mes expositions et qui sont sensibles à mon travail alors je leur explique volontiers. Mais pour les gens qui ne comprennent pas je pense que ce n’est pas la peine d’expliquer.
Même s’ils pensent que je ne suis pas une très bonne personne dans le fond ce n’est pas grave car je ne suis pas une très bonne personne (rires).
Daniel : Pensez-vous que chaque personne sur Terre porte au fond d’elle quelque chose d’important à réaliser le temps d’une vie ? J’appelle cela le rêve c’est à dire une chose unique…
Miura Etsuko : Oui je le crois. Pour toutes les personnes je sens qu’il y a des raisons pour lesquelles elles sont nées. En ce qui me concerne, je crée des poupées. Mais c’est parce que je ne me sens pas stable, je ne me sens pas bien, je ressens un peu de peur si je ne crée pas. Je continue à créer mais c’est au-delà de mon intérêt pour les poupées. Je continue parce que j’ai peur.
C’est la raison que j’entrevois à ma présence sur cette terre : je suis là pour créer des poupées. Même si mes expositions ou la sortie de mon livre me font perdre des amis et des proches…
Daniel : Est-ce que le fait de créer des poupées est un cheminement vers une porte ? Une manière de dépasser un certain stade afin d’obtenir un état d’esprit qui vous permet de trouver une raison d’être au Monde ?
Miura Etsuko : Oui, j’ai envie de frapper à la porte et de l’ouvrir. Je ne sais pas si cette porte existe mais j’en ai envie.
Daniel : Pensez-vous en général que les artistes sont des gens plus libres que les autres dans leur façon de penser ou bien au contraire sont-ils prisonniers de leur pratique ?
Miura Etsuko : En apparence les artistes sont plus libres que les autres. Par exemple en étant artiste, on peut se réveiller à n’importe quelle heure et commencer à fabriquer des choses avant même de se laver, c’est notre liberté.
Mais en ce qui me concerne, c’est moi-même qui me dit « je dois fabriquer des poupées », je me l‘impose en quelque sorte, donc je suis un peu prisonnière.
Daniel : Est-ce que le but de notre existence, tout ce que l’on fait, tout ce que l’on cherche, tous nos désirs, nous conduisent vers un seul but : être le plus libre possible ?
Miura Etsuko : Je n’ai pas le sentiment de créer pour me libérer. Peut-être qu’une fois mon travail fini je me sens un peu plus libre mais je ne crée pas avec l’intention de me libérer.
Au départ j’ai commencé comme illustratrice mais petit à petit je me suis sentie perdue, je ne savais plus ce que je voulais écrire et dessiner, c’était une période assez difficile. Un jour je suis allé dans une boutique pour artistes et juste côté de la caisse j’ai repéré une petite annonce d’une école de poupées qui s’appelle « Pygmalion », le professeur de cette école est Monsieur YOSHIDA RYO.
Après avoir vu cette annonce j’ai décidé d’aller m’y inscrire. Le professeur m’a demandé « est-ce que vous connaissez quelques poupées de moi ? » j’ai dit oui mais j’ai menti ! Il m’a demandé « quelles sont les poupées de moi que vous aimez ? » et bien sûr je n’ai pas su répondre ! (rires)
C’est comme ça que j’ai commencé à étudier la fabrication des poupées. Je voulais vraiment approfondir.
Daniel : Pendant les expositions beaucoup de gens viennent observer vos créations, quelles sont les réactions ? Avez-vous déjà eu des réactions d’enfants qui auraient pu voir vos poupées ?
Miura Etsuko : Il y a trois ans j’ai eu l’occasion d’exposer dans un grand musée d’art moderne, je participais à une exposition de groupe, avec d’autres artistes. Je n’étais pas sur place mais on m’a rapporté qu’une famille avec des enfants était venu regarder mes poupées et les enfants se sont mis à pleurer en disant qu’ils avaient peur !
A la suite de cette exposition une enquête a été faite auprès du public et quelqu’un a écrit « mais pourquoi invite t’on ce genre d’artiste ? »
Daniel : Pour pouvoir créer est-ce obligatoire pour vous de vivre dans une grande ville comme Tokyo ? Etes-vous née à Tokyo ?
Miura Etsuko : Oui je suis née à Tokyo.
Daniel : pourriez-vous continuer le même travail de création si vous viviez à la campagne par exemple ?
Miura Etsuko : J’ai un peu de mal à créer des liens avec les gens. J’aimerais bien partir m’installer au fond des montagnes et vivre en ne comptant que sur moi-même si c’était possible, mais j’adore aussi les expositions, c’est donc obligatoirement à Tokyo.
Maintenant j’ai bien envie d’aller vivre à la campagne. Quant à la fabrication de poupées peu importe l’endroit, c’est n’importe où, ça m’est égal, j’ai juste besoin de m’installer dans un sous-sol, sans fenêtre.
Daniel : Vous portez vraiment votre univers à l’intérieur de vous. Ce qui vous donne envie de créer ce ne sont ni les gens ni le décor autour de vous…
Miura Etsuko : Mes créations viennent du fond de moi mais en même temps j’ai vu beaucoup de choses comme des peintures ou des poupées d’autres artistes… Donc je suis peut-être un peu influencée par tout cela mais j’essaie au maximum de ne pas regarder les poupées de quelqu’un que j’adore pour ne pas être influencée.
Je ne voudrais pas être obligée de supprimer quelque chose que j’ai créé en me disant que j’ai fais une copie de ce qui existe déjà ailleurs. Je souhaite au contraire toujours ajouter et non pas enlever. Si je ne regarde pas ce qui ce fait ailleurs et que je crée alors ce n’est pas une copie.
Bonjour Daniel, c’est un beau texte comme toujours. Je pense certainement comme ton interprète que j’aurais eu besoin de quelques minutes à l’extérieur. On aurait aimer qu’on puisse t’accorder plus de 30minutes pour l’interview sur Kikoeru. Les personnes que tu interview ne sont elles par surprises de tes questions ?
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Merci Frédéric. Elles sont un peu désorientées. Elles s’attendent le plus souvent à se voir interrogées sur leur travaux. Il est vrai que leurs travaux m’inspirent mais je m’en détache assez vite pour mener la discussion vers les questions qui m’intéressent. Enfin quand on m’en laisse le temps et quand la communication s’établie, le plus souvent ça se passe bien. Pour cette interview je suis tout de même très content d’avoir eu la chance de cette rencontre, c’est pourquoi j’ai éprouvé le besoin d’écrire un petit texte en plus de cette interview.
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