Une interminable rue de banlieue qui s’étire depuis la gare jusque loin dans la nuit. Surtout éviter les vélos qui déboulent sans bruit et sans éclairage, frôlements, soir d’été, soir d’hiver, parfois je ne sais plus pourquoi je m’acharne à revenir vivre dans cette ville, frôlements, un jour j’ai vu une femme plonger par-dessus son guidon, elle restait allongée sur le sol, inerte, au-dessus d’elle un jeune homme s’excusait poliment, les deux ferrailles reposaient mortes sur le trottoir, longtemps après la femme s’est levée, pour s’excuser aussi. Frôlements, parfois des filles en uniformes me passent sous le nez pour filer dans la nuit, j’aimerais les épouser.
Je fais toujours bien attention à l’heure de la fermeture, l’heure des poules, 19 h 30 pas une minute de plus et quand je vois de loin la lumière blanche de l’estaminet briller comme un phare au milieu des ténèbres du quartier je me sens rassuré, au moins pour un soir je vais bien manger. Je me plie pour passer sous le noren, les conversations des deux ou trois clients qui mangent au comptoir s’arrêtent, les visages sont surpris, gênés, les patrons me sourient, revoilà le français.
Au bout du comptoir à droite en entrant il y a ma place. De toutes ces années j’ai toujours mangé à la même place. L’eau frémit dans les marmites en aluminium, la petite télé est allumée, la patronne se tient bien droite de l’autre côté du comptoir, entre les clients et le chef qui cuisine, elle passe les bols, elle débarrasse, elle tient la caisse et elle fait la conversation.
Les heures passées ici, à ne rien dire, rien penser, végétatif. Un début de méditation mais sans le savoir. Je respire à peine, tassé, replié, le nez dans la vapeur de la soupe, une sorte d’inhalation au bouillon de ramen pour me nettoyer de toutes les fatigues des journées passées dans Tokyo. Je regarde longuement le patron à ses fourneaux, ses mains, ses cheveux gris, la chorégraphie mille fois répétée des nouilles fraiches qu’il égoutte avant de les poser au fond des bols. Et derrière la vitrine des autobus fantômes à peine aperçus ramènent chez eux les derniers travailleurs. Au même instant je vois ma mère, dans son jardin à l’autre bout du monde, très exactement à l’envers du monde. Et toujours au fond de moi, plus fort que du silence, un sourire sur des lèvres qui tentent d’articuler une explication.
Championnat du monde de natation, les patrons me montrent la télé avec un pétillement dans les yeux, la nageuse française est bien jolie mais moi la natation je m’en fous, le sport en général et la France aussi je m’en fous. Les autres clients sont partis, alors on essaie de se parler, la nageuse japonaise a perdu, la nageuse française a perdu aussi. Nos défaites nous rapprochent. La patronne me confie qu’ils ont ouvert le restaurant quand le patron a pris sa retraite de son ancien boulot.