CIORAN – ON NE PEUT VIVRE QU’À PARIS

« Dites que l’univers n’a aucun sens, vous ne fâcherez personne – mais affirmez la même chose d’un individu, il ne manquera pas de protester, et ira jusqu’à prendre des mesures contre vous.

Nous sommes tous ainsi : dès qu’il s’agit d’un principe général, nous nous mettons hors de cause et n’avons aucune gêne à nous ériger en exception. Si l’univers n’a pas de sens, y a-t-il quelqu’un qui échappe à la malédiction de cette sentence ? Tout le secret de la vie se réduit à ceci : elle n’a aucun sens, chacun de nous, pourtant, lui en trouve. »

C’était un samedi gris-bleu, une journée prédestinée à rester debout derrière les carreaux, à regarder la rue et voir courir les gens mouillés sans parapluie. Une journée perdue à ne rien faire. Malgré le désir brûlant de faire que nous ravalons. J’ai dit à ma fille qu’on pourrait aller vite fait à Paname, parce que Paname c’est toujours bien même sous la pluie… Aller à Paris pour y voir des livres, ça te plairait ? Elle a dit oui et nous voilà partis tous les deux dans un train qui semblait bien se jouer des nuages. Le soleil chauffait quelques jardinets de banlieue et tout était beau.

À Nation nous avons pris la ligne 6, la ligne aérienne qui se faufile entre les immeubles décorés du treizième arrondissement. Un musée sous le ciel. Je regardais en même temps les explosions de couleurs sur les façades et sa petite mine quand même un peu triste. Je ne sais pas à quoi elle pense, mais je sais à quel point elle pense, une enfant intérieure avec certainement un monde immense en dedans. Stations de métro Chevaleret et Nationale, je venais là pour y voir des films de kung-fu dans les années 80. Ces années-là m’ont mis sur la route du Japon. Je dois lui donner les clés pour entrer dans son monde. Elle trouvera certainement le chemin toute seule mais quand on cherche seul c’est plus long parce qu’il y a l’autre monde, qui décide pour nous et nous contraint. L’autre monde avec ses marchandages.

Quartier du Montparnasse. Sur la dernière marche des escaliers du métro Edgar Quinet les gouttes de pluie nous ont rattrapés. Alors on s’est réfugiés sous la devanture d’un magasin de fournitures pour artistes. En regardant les pastilles d’aquarelle en vitrine je lui ai parlé des peintres et des ateliers. Et comme nous étions à quelques mètres à peine, on est allé sous la pluie jusqu’à l’entrée du cimetière. Une drôle d’idée d’aller en promenade dans un cimetière avec un enfant. Moi j’ai toujours aimé les cimetières, à Paris, à Tokyo, je tend l’oreille à ce qu’ils ont encore à dire. J’ai expliqué à ma fille que j’étais déjà venu quelques jours auparavant dans ce cimetière pour y trouver une sépulture que je n’ai pas trouvée. Alors soudainement nous étions dans un jeu de piste. Tout ce que je savais c’est qu’il devait y avoir sur la pierre un énorme pot de fleurs rempli de crayons et de stylos. Elle a été intriguée.

C’est elle qui a trouvé. J’étais déjà passé quatre ou cinq fois exactement au même endroit et n’avais rien vu. Pendant qu’elle tournait autour du pot à crayons je me suis dit que Marguerite Duras et Yann Andréa devaient être sous cette pierre. Elle me dit avec un air désolé « C’est dommage je n’ai même pas un stylo avec moi, ni de coquillage » Car il y a aussi des coquillages déposés par les visiteurs. La pluie a redoublé de force. On est sortis du cimetière et on a couru dans la rue, j’en étais heureux parce nous n’étions pas restés derrière la fenêtre de l’appartement, nous étions dans la rue, dans la vie avec nos pieds trempés, heureusement qu’à cette heure le marché était encore installé, on s’est abrités entre deux étals couverts parmi les commerçants, et longtemps on a regardé les rafales de vent chargées d’eau repousser vers notre abri quelques entêtés qui continuaient à faire leurs courses. Nous étions dans les odeurs de pain, de fruits et de poissons, elle essayait d’attraper les gouttes avec une main.

Arrivés dans la librairie de la rue de Rennes ses pieds étaient trop mouillés alors j’ai pris des mouchoirs en papier que j’ai glissés dans ses chaussures pour lui faire des semelles et j’ai vu qu’elle en était ravie. Je lui ai montré la couverture d’un livre avec le visage de la femme qui était dans la tombe. Elle l’a regardée sans rien dire. Et puis nous sommes allés au rayon des mangas et des Pokémons, je savais qu’elle était venue surtout pour ça. Moi j’ai acheté un livre dessiné avec des aphorismes de Cioran.

Le Pokémon et le Cioran dans la poche, nous sommes ressortis de la librairie les yeux brillants et heureux de nos trésors. La pluie nous a accordé un répit, un morceau de ciel bleu entre le gris des nuages, une éclaboussure de soleil à nos pieds, le temps d’acheter des viennoiseries et de les partager avec les pigeons au pied de la tour Montparnasse. C’est là dans ce samedi gris-bleu à Paris que nous nous sommes sentis vivants.

CIORAN On ne peut vivre qu’à Paris – Éditions Payot et Rivages – Dessins de Patrice REYTIER.

En début d’article j’ai choisi un extrait de : Cioran – Le crépuscule des pensées (Editions de L’Herne).

3 réflexions sur “CIORAN – ON NE PEUT VIVRE QU’À PARIS

  1. Salut Daniel, j’aime vraiment beaucoup ce texte et je reviens aujourd’hui le lire une nouvelle fois. L’association avec le livre ouvert sur les dessins fonctionne très bien! Merci pour ce moment partagé sous la pluie (il pleut aussi ici).

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    • Merci Frédéric. Notre printemps se fait attendre à Paris mais on y arrive doucement, tout doucement. Enfin les terrasses des cafés sont à nouveau installées, c’est maintenant comme un début d’été, nous avons hibernés longtemps cette année, les évènements nous y ont contraints, l’écriture s’est faite plus difficile, mais puisque je peux désormais retrouver les rues les mots vont revenir.

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  2. Pingback: le silence de Kuhonbutsu – made in tokyo

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