« Dites que l’univers n’a aucun sens, vous ne fâcherez personne – mais affirmez la même chose d’un individu, il ne manquera pas de protester, et ira jusqu’à prendre des mesures contre vous.
Nous sommes tous ainsi : dès qu’il s’agit d’un principe général, nous nous mettons hors de cause et n’avons aucune gêne à nous ériger en exception. Si l’univers n’a pas de sens, y a-t-il quelqu’un qui échappe à la malédiction de cette sentence ? Tout le secret de la vie se réduit à ceci : elle n’a aucun sens, chacun de nous, pourtant, lui en trouve. »
C’était un samedi moitié gris-noir moitié gris-bleu, une journée prédestinée à rester debout derrière les carreaux, regarder la rue et voir courir les gens mouillés sans parapluie. Une journée perdue à ne rien faire. Et malgré le désir toujours brûlant que nous avons de faire. J’ai dit à ma fille qu’on pourrait vite fait aller à Paris, parce que Paris, c’est toujours bien même sous la pluie… Aller à Paris pour y voir des livres. Elle a dit oui. Nous voilà partis tous les deux dans un train qui semblait se jouer des nuages. Le soleil chauffait quelques jardinets de la banlieue, tout était beau.
A Nation nous avons pris la ligne 6. La ligne aérienne qui se faufile entre les immeubles décorés du treizième arrondissement. Comme dans un musée sous le ciel. Je regardais en même temps les explosions de couleurs sur les façades et sa petite mine un peu triste. Je ne sais pas à quoi elle pense, mais je sais à quel point elle pense, une enfant intérieure avec certainement un monde immense en dedans. Je dois lui donner les clés pour entrer dans son monde. Bien sûr qu’elle en trouvera le chemin toute seule, je le sais. Mais ça ne suffit jamais. Parce qu’il y a l’autre monde et ce qu’il attend de nous. L’autre monde avec ses ignobles marchandages. Lui donner les clés pour qu’elle prenne confiance en elle. Pour qu’elle ne perde pas tout le temps que j’ai perdu. Pour qu’elle aille plus vite à l’essentiel. C’est mon rôle. Rien d’autre. Je passe les clés, c’est tout.
C’est sur la dernière marche des escaliers de la bouche du métro Edgar Quinet que les gouttes de pluie nous ont rattrapés. Alors on s’est réfugiés sous la devanture d’un magasin de fournitures pour les artistes. En regardant les pastilles d’aquarelle en vitrine je lui ai parlé du passé de ce quartier de Montparnasse. Les peintres, les ateliers. Et comme nous étions à quelques mètres à peine, on est allé sous la pluie jusqu’à l’entrée du cimetière. Est-ce une drôle d’idée d’aller en promenade au cimetière avec un enfant ? Mais plutôt qu’une promenade, une visite. Par ce que c’était un jour de pluie, parce que malgré la pluie je me sentais ensoleillé en dedans, je lui ai expliqué que j’étais déjà venu quelques jours auparavant, pour y trouver une tombe que je n’avais jamais trouvée. Et soudainement nous nous sommes retrouvés dans un jeu de piste. Tout ce que je savais c’est qu’il devait y avoir sur la pierre un énorme pot de fleurs rempli de crayons, de stylos, elle a été intriguée. C’est normal, car sous la pierre reposent deux écrivains. Elle a été intriguée par le jeu de piste et par les crayons. J’étais passé quatre ou cinq fois exactement au même endroit après la manifestation du premier mai, mais alors mes yeux n’avaient rien vu.
C’est elle qui a trouvé. Moi je ne le pouvais toujours pas. Mes yeux ne voyaient pas. Si j’avais été encore seul, je serais à nouveau reparti sans avoir trouvé la tombe. Je ne sais pas ce que je m’étais figuré. Finalement c’était encore plus beau, encore plus simple. « Marguerite DURAS et Yann ANDRÉA sont sous cette pierre. » Je me suis dit ces mots en moi-même pendant qu’elle tournait autour du pot à crayons. Elle me dit avec un air désolé « C’est dommage je n’ai même pas un stylo avec moi, ni même un coquillage » Car il y a aussi des coquillages déposés par les visiteurs. Evidemment. La pluie a redoublé de force. On est sortis du cimetière et on a couru dans la rue, cette fois nos pieds étaient bien trempés, heureusement qu’à cette heure le marché était encore installé, on s’est protégé entre deux étals couverts au milieu des commerçants, et pendant longtemps on a regardé les rafales de vent chargées d’eau repousser vers notre abri quelques entêtés qui continuaient à faire leurs courses.
Nous étions arrêtés là, dans les odeurs de pain, de fruits et de poissons, elle essayait d’attraper les gouttes avec une main. Arrivés dans la librairie de la rue de Rennes elle avait les pieds mouillés alors j’ai pris des mouchoirs en papier que j’ai glissés dans ses chaussures pour lui faire des semelles et j’ai vu qu’elle en était ravie. Je lui ai montré sur un livre le visage de cette femme qui est dans la tombe. Elle l’a regardée sans rien dire. Et puis nous sommes allés au rayon des mangas, elle était en grande partie venue pour ça. Pendant qu’elle cherchait ses Pokémons, j’ai remarqué un livre simple dans le rayon des bandes dessinées. Les livres simples sont devenus remarquables au milieu de cette débauche de romans graphiques comme ils disent aujourd’hui. Sur la couverture : CIORAN, il n’en fallait pas plus.
L’idée du livre est séduisante. Quelques aphorismes de Cioran, que le dessinateur Patrice Reytier a représenté arpentant les rues, les parcs et les ponts de ces mêmes quartiers de Paris qui lui étaient familiers. Le dessin est sensible, on y retrouve la bienveillante ligne claire de l’école d’Hergé. Peu de texte, du silence. Ce Cioran qui marche m’évoque bien évidemment L’Homme qui marche de Taniguchi sauf que le personnage de Taniguchi, s’il déambule lui aussi dans sa ville, ne s’autorise certainement pas le moindre jugement envers la société, Japonais oblige, il sourit, lève les yeux vers le ciel, les écarquille en regardant les oiseaux, lance parfois quelques humm… Rien de plus. Avec Cioran par contre, ça dérange, ça pique, ça gratte.
Le Pokémon et le Cioran dans la poche, nous sommes ressortis de la librairie avec les mêmes yeux brillants, heureux de nos trésors. La pluie nous a accordé un répit, un trou entre les nuages, une éclaboussure de soleil, le temps d’acheter des viennoiseries pour les partager avec les pigeons au pied de la grande tour Montparnasse. Et là dans ce samedi moitié gris-noir, moitié gris-bleu, à Paris un 15 mai 2021, nous nous sommes sentis vivants.
CIORAN On ne peut vivre qu’à Paris – Éditions Payot et Rivages – Dessins de Patrice REYTIER.
En début d’article j’ai choisi un extrait de : Cioran – Le crépuscule des pensées (Editions de L’Herne).
Salut Daniel, j’aime vraiment beaucoup ce texte et je reviens aujourd’hui le lire une nouvelle fois. L’association avec le livre ouvert sur les dessins fonctionne très bien! Merci pour ce moment partagé sous la pluie (il pleut aussi ici).
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Merci Frédéric. Notre printemps se fait attendre à Paris mais on y arrive doucement, tout doucement. Enfin les terrasses des cafés sont à nouveau installées, c’est maintenant comme un début d’été, nous avons hibernés longtemps cette année, les évènements nous y ont contraints, l’écriture s’est faite plus difficile, mais puisque je peux désormais retrouver les rues les mots vont revenir.
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